No. 55/2    juin 2002

 

Un siècle de regards sur Pelléas et Mélisande

La parole aux compositeurs

par Sylvie Douche et Jean-Christophe Branger

 

Au lendemain des premières représentations de Pelléas et Mélisande, Alfred Bruneau porte un jugement pour le moins prémonitoire:

«[l'opéra de Debussy] a provoqué tant d'étonnements, de discussions, d'enthousiasmes et de colères, a valu à l'auteur tant de chauds amis et tant d'acharnés adversaires, a, en somme, apporté à l'art dramatique tant d'éléments inattendus et curieux, que son retentissement a été considérable et que sa représentation a marqué une date dont il sera difficile de ne pas tenir compte, quand on écrira avec impartialité, sagesse et compétence l'histoire du mouvement des idées de ce temps.»

Rarement un ouvrage lyrique aura, en effet, suscité autant de commentaires -- élogieux ou acerbes -- de la part des critiques, des musicologues mais aussi des compositeurs qui, sans être toujours pleinement conquis, considèrent Pelléas et Mélisande comme un ouvrage fondamental du XXe siècle. Leurs sentiments, livrés dans des écrits, entretiens ou correspondances sont rassemblés ici en sachant que cet inventaire ne saurait être exhaustif et que d'autres musiciens, comme Janacek, Berg, Falla ou Hindemith, ont probablement apprécié la valeur de l'opéra sans laisser, à notre connaissance, de témoignages personnels précis.

La place de Pelléas et Mélisande dans la pensée des compositeurs se mesure d'abord par l'action indélébile que l'ouvrage va exercer sur certains d'entre eux. Henri Dutilleux considère ainsi cet opéra comme «l'oeuvre la plus marquante du XXe siècle». Découvrant Pelléas et Mélisande dès l'âge de dix ans, Olivier Messiaen partage ce sentiment en avouant: «Cette partition fut, pour moi, une révélation, un coup de foudre; je l'ai chantée, jouée et rechantée indéfiniment. Je discerne là probablement l'influence la plus décisive que j'ai reçue.» Son enthousiasme ne s'émoussera jamais puisque pour fêter la création de l'oeuvre en 1952, il s'exclame:

«Cinquantenaire de Pelléas! Et tout ce que, nous, musiciens, devons à Debussy pour cette oeuvre monumentale!
Pour moi, Pelléas est le plus grand chef-d'oeuvre de la musique française et de l'opéra français. D'abord, par la totale nouveauté de langage qu'il apporte: orchestralement, rythmiquement, mélodiquement. Ensuite, par la nouveauté de la conception théâtrale qu'il introduit. Enfin, par la profondeur du sentiment humain qui s'en dégage et par le fait que, pour la première fois, le domaine du subconscient se trouve exploité par la musique.»

Cet avis bien tranché, qui reconnaît de multiples innovations à Pelléas et Mélisande, est cependant loin de faire l'unanimité, notamment dans les jours ou les années qui suivent la création. Les compositeurs des générations antérieures à celle de Debussy se montrent bien souvent troublés, voire rétifs. Dans une lettre à Saint-Saëns, Charles Lecocq exprime avec humour sa totale incompréhension:

«Mon Dieu, mon Dieu, vous qu'on appelle le dieu de bonté, pourquoi permettez-vous qu'il gèle en mai, et que Gailhard monte des choses comme Orsola et Carré des choses comme Mélisande?
Après Pelléas
Hélas!
Mais après Orsola
Holà!
La rime y est, Boileau l'avait prévue.»

Autrement novateur que le spirituel auteur de la Fille de Madame Angot, Rimsky-Korsakov s'avère pourtant lui aussi insensible à l'art de Debussy. Après avoir assisté à une représentation à l'Opéra-Comique en 1907, il avoue à Diaghilev: «Ne me faites plus entendre des horreurs de ce genre: je finirais par les aimer» et confie à un critique:

«Je ne comprends pas cette musique. Elle me paraît très monotone. L'orchestre ne cesse de jouer piano ou mezzo forte, à l'exception des deux derniers tableaux, où il s'échauffe un peu. Quant aux combinaisons harmoniques elles m'échappent, et je doute que Debussy lui-même y voie clair. J'avais d'ailleurs éprouvé déjà cette impression en lisant la partition au piano: elle ne s'est pas modifiée depuis.»

En revanche, Vincent d'Indy et Paul Dukas ne mâchent par leurs mots et soutiennent sans ambage le drame lyrique de Debussy dans les premières lignes du compte rendu qu'ils livrent à la presse. Le premier écrit: «Une oeuvre très belle vient de se produire»; le second s'exclame: «Il vient d'arriver à M. Albert Carré, directeur de l'Opéra-Comique, une bien singulière aventure; il a joué un chef-d'oeuvre.» Plus réservé, Gabriel Fauré n'en félicite pas moins Carré dans un courrier qui trahit aussi l'attirance singulière qu'exerce un ouvrage doté de pouvoirs ensorcelants:

«J'ai déjà profité deux fois, à l'occasion de Pelléas, de votre gracieux et si amical «laissez-passer».
Je reste rebelle aux procédés de Debussy, mais je n'en applaudis pas moins son oeuvre qui m'a donné en plus d'un endroit le bon frisson, de véritables émotions que j'ai goûtées de tout coeur, en complet abandon! D'ailleurs ces émotions tiennent bien aussi du drame, de ses interprètes et de votre mise en scène vraiment miraculeuse!»

 

LA MAGIE DE PELLEAS ET MELISANDE

Dans bien des cas, la découverte de l'ouvrage opère une étrange fascination comme le souligne Inghelbrecht:

«Dès les premières mesures de la partition, le mystère nous enveloppe et le problème se pose. Je me souviendrai toute ma vie de la première fois où j'entendis ce début. Pour la première fois, depuis que j'entendais de la musique, je ne sus pas discerner “avec quoi c'était fait”. Pour un musicien, je crois que cela n'a pas de prix. Et je donnerais beaucoup pour retrouver une fois cette sensation de sortilège.»

Il suscite a fortiori «un processus de remise en question radicale» chez Erik Satie, qui, dans son style littéraire inimitable, écrit à son frère:

«Tu me demandes des nouvelles de Pelléas et Mélisande? Je te dirai simplement ceci: très chic! absolument époilant.
Cette appréciation est assez courte; mais aussi, combien elle exprime bien ma pensée!»

Pour d'autres, cette révélation peut tourner à un envoûtement stérilisant: «En Art, une seule chose est nécessaire, trouver [...], écrit Déodat de Séverac quelques mois après la création. Or, est-il possible de trouver encore après Pelléas? Si l'on doit simplement refléter, c'est triste et surtout inutile, temps perdu pour soi-même et pour les autres.» Grâce au soutien de Debussy, Séverac trouvera toutefois l'énergie pour composer Le Coeur du Moulin (1909), opéra qui se souvient en maints endroits de son aîné...

 

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