Pelléas et Mélisande
LE MANUSCRIT KOCH
de l'Université Yale
par Vincent Giroud
Le manuscrit Koch de Pelléas et Mélisande, désormais conservé à Yale, est sans doute le plus important des manuscrits existants de Pelléas. Il s'agit de l'esquisse complète pour piano et chant, écrite entièrement de la main du compositeur. C'est à partir de ce manuscrit que furent élaborées la réduction pour piano et chant, dont survivent plusieurs manuscrits, ainsi que la partition orchestrale, dont le manuscrit figure dans les collections de la Bibliothèque Nationale de France. Comme le manuscrit Koch a beaucoup voyagé, il n'est pas inutile de commencer par en rappeler l'histoire.
Cette histoire est d'abord liée aux contacts noués avec Debussy durant l'été 1910 par l'impresario anglais Henry Russell, fondateur et administrateur de l'éphémère Boston Opera Company, qui avait ouvert ses portes le 8 novembre 1909 avec La Gioconda. En octobre 1910, Russell s'était assuré les services d'André Caplet qui devint l'un des principaux chefs d'orchestre de la compagnie puis, en 1912, son directeur musical -- tout en étant l'amant de la femme de Russell. L'un des projets immédiats de ce dernier était de monter Pelléas durant la saison 1911-1912. Debussy s'intéressait de très près à cette présentation, dont Russell lui avait montré la maquette du décor, et aurait souhaité accepter l'invitation de Russell à se rendre à Boston pour la première (à laquelle Maeterlinck avait été lui aussi convié). Le compositeur n'y renonça avec peine que devant la «ferme opposition» de son épouse. C'est, de toute évidence, durant ces tractations que Russell parvint à convaincre Debussy, terriblement pressé d'argent à cette époque, de se dessaisir du manuscrit de Pelléas. L'acheteur n'était d'ailleurs pas Russell lui-même, mais le magnat bostonien Eben D. Jordan Jr., principal bienfaiteur de la Boston Opera Company, dont il présidait le conseil d'administration. Il est vraisemblable que Russell lui-même apporta le manuscrit à Boston pour le remettre à Jordan. Comme celui-ci présidait également le conseil d'administration du New England Conservatory of Music, c'est à la bibliothèque de cette institution que le manuscrit fut déposé, peut-être en septembre 1911 selon une note au crayon figurant au dos du plat supérieur de la reliure.
Le manuscrit est demeuré à Boston durant les sept décennies suivantes. Les timbres et annotations qui figurent sur le carton de 10,5 x 15 cm apposé au recto de la page de garde indiquent qu'il a été consulté une quarantaine de fois entre 1924 et 1969. Les noms inscrits sur ce même carton comprennent ceux d'Arthur Honegger (8 janvier 1929), de Gustav Holst (26 avril 1929), d'Arthur Schnabel (2 avril 1930) et des debussystes Léon Vallas (5 novembre 1932) et Edward Lockpeiser (6 novembre 1960).
Le 21 mai 1982, le manuscrit était mis en vente par le New England Conservatory dans les salles new-yorkaises de Christie's, où il réalisa la somme de 385 000 dollars. L'acheteur était le collectionneur Frederick R. Koch, qui au cours des années 1980 a assemblé l'une des plus belles et les plus riches collections de manuscrits musicaux, en particulier français, des dix-neuvième et vingtième siècles. Cette collection, officiellement la propriété de la fondation Frederick R. Koch, a été mise en dépôt à la Pierpont Morgan Library jusqu'en décembre 1996, date de son transfert à la Beinecke Rare Book and Manuscript Library. Elle appartient désormais, ainsi que le reste de la collection Koch, à l'université Yale, suite à la dissolution au printemps 2002 de la fondation qui en était le possesseur.
Le manuscrit Koch de Pelléas et Mélisande est relié en toile blanc cassé légèrement vernie. Les dimensions de la reliure sont 30 x 40 cm. La bordure des deux plats est ornée d'un simple filet de couleur violette. Le titre sur le plat supérieur est de la même couleur, en capitales de 2,3 cm (pour les deux noms) et 1 cm: «Pelléas / et / Mélisande / ( esquisse )». Le simple titre «Pelléas / et / Mélisande» figure sur le dos en capitales violettes d'un demi-centimètre. En bas du dos se trouve le chiffre 45 tamponné sur un rectangle de papier de 1 x 1,2 cm. Ce numéro est celui du cabinet où le manuscrit était conservé à la bibliothèque du Conservatoire de Nouvelle-Angleterre, ainsi qu'il est explicité au verso du plat supérieur, où est apposé l'ex-libris de cette institution, complété par la mention manuscrite «[imprimé: gift of] Mr. Eben D. Jordan / cabinet / 45». Une mention manuscrite au crayon antérieure, mais de la même écriture, indique également le numéro de ce cabinet.
Bien que la reliure ne comporte aucune indication à ce sujet, tout laisse supposer que cette reliure fut exécutée pour Debussy, peut-être même dès le début de l'automne 1901, période à laquelle il cesse de réviser le manuscrit chant-piano et époque probable où le manuscrit fut broché sous sa forme définitive. Il est fort peu probable, à l'inverse, que cette reliure ait été exécutée à Boston pour protéger le manuscrit: le choix de l'appellation française «esquisse» (plutôt que «draft» ou «piano-vocal score») confirmerait notre hypothèse, et le fait que la reliure, plutôt que protectrice, ait été longtemps «protégée» par une couverture en papier d'une forte teneur en acidité qui a laissé des traces brunes sur le verso des deux plats et les gardes qui leur font face, brunissant également la plus grande part de l'ex-libris du Conservatoire de Nouvelle-Angleterre ainsi que, dans moindre mesure, la fiche de consultation du manuscrit. L'emboîtage de toile rouge vif dans lequel il repose à présent, et qui porte la mention «Debussy / Autograph / Pelléas et Mélisande» est bien postérieur, quoique antérieur à la vente de 1982: il en est fait mention dans la description du catalogue de Christie's...
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