No. 58/3    septembre 2005

 

Editorial

L'opéra dégueu

par Vincent Arlettaz

Vincent Arlettaz

C'était une belle soirée de cet été 2005, je travaillais chez moi en écoutant distraitement la radio. Les dernières notes de Parsifal finissaient de s'envoler vers la voûte étoilée. Puis soudain, ce fut l'averse: une tempête de «bouh» et de sifflets, qui dura de longues minutes, combattant avec les bravis et les applaudissements frénétiques.

On n'est pourtant pas coutumier du fait à Bayreuth. La clé du mystère me fut donnée le surlendemain par mon quotidien. Ce n'est évidemment pas la musique, dirigée par Boulez lui-même, qui avait été sifflée (aurais-je pu l'imaginer?), mais bien la mise en scène. Celle-ci, due à Christoph Schlingensief, superpose au livret de Wagner une multitude de symboles de toute provenance. C'est ainsi que, au dernier acte, on assiste -- par vidéo interposée et en accéléré -- à la putréfaction d'un lapin géant; au premier acte, les chevaliers du Graal s'adonnent à des attouchements de nature non équivoque sur une statue représentant l'Afrique noire fertile et ensanglantée; à d'autres moments, ce sont des images de carcasses en décomposition tournées dans le désert de Namibie, &c. &c.

La vague du «dégueu» semble revenue en Europe. Dans nos expositions, un chien urine sur la photo d'un ministre, une mouette est affublée d'une tête d'embryon humain (paraît-il authentique). «Mais que vous avons-nous fait pour que vous nous traitiez comme ça?» s'écrie une spectatrice du festival d'Avignon, fatiguée de tant de sang, d'urine et de sperme. Et maintenant ce lapin... On aimerait croire que ces artistes répondent à un besoin pressant (!), et on serait prêt à discuter des limites forcément inhérentes à toute liberté. Mais telle n'est pas l'impression qui ressort de tout cela. En l'espèce, on dirait plutôt qu'on se saisit de la provocation comme d'un ultime condiment, pour tenter de revitaliser un répertoire opératique qui, hélas, ne se renouvelle plus guère; ou pour faire remarquer des expositions qui, finalement, se ressemblent toutes.

Il y a une dizaine d'années, la firme textile Benetton recourait aux mêmes procédés pour s'assurer une publicité à bon marché, tout en s'abritant derrière le paravent de la liberté d'expression artistique. Mais le système n'a pas duré. Serait-il plus adapté aux arts de la scène? On se permettra d'en douter. En 1969 déjà, René Goscinny avait croqué malicieusement les travers de l'avant-garde: ayant besoin d'argent, les héros gaulois Astérix et Obélix se font embaucher comme acteurs par une compagnie de théâtre expérimental. Leur ingénuité fait merveille dans une sorte de spectacle «déconstructionniste», jusqu'au moment où, tétanisé par le public, Obélix s'écrie: «Ils sont fous ces Romains!»* Le préfet fait donner la garde. La comédie est finie. L'ordre reprend ses droits. On ne souhaite pas cette fin à une liberté d'expression si chèrement conquise.

* Astérix et le chaudron, p. 32

 

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