No. 59/1    mars 2006

 

La Musique et la Guerre Froide (1945-1989)

par Stéphane Dubois

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Les années 1980 et 1990 ont été endeuillées par la disparition d'immenses chefs d'orchestre: le soviétique Evgeny Mravinsky en 1988, l'autrichien Herbert von Karajan en 1989, l'américain Leonard Bernstein en 1990. Maîtres tutélaires des phalanges orchestrales qu'ils dirigeaient, ces hommes ont sillonné le monde entier, ont éduqué à la musique des générations de mélomanes et sont devenus immortels suite à l'héritage discographique qu'ils ont légué à l'histoire. Toutefois, malgré l'universalité de leur propos, ils n'en ont pas moins été les ambassadeurs culturels -- à l'instar de l'ensemble de leurs collègues musiciens plus ou moins célèbres -- de leurs Etats respectifs.

Entre 1945 et 1989, au coeur de la «guerre de Cinquante ans»1 que le monde en général et l'Europe en particulier ont connue, les intellectuels, les hommes de culture ont participé, consciemment ou inconsciemment et bon gré mal gré, à la fracture des blocs. Les compositeurs n'ont pas été épargnés, et les interprètes musicaux -- qui sont plus particulièrement l'objet de notre attention -- encore moins. Leur instrumentalisation par les gouvernements fut flagrante, particulièrement dans le bloc soviétique, et s'inscrivait dans une logique inhérente à une vision du monde duale et dialectique. Du reste, au cours de cette période durant laquelle la paix s'avère impossible mais la guerre tout autant improbable (selon la terminologie aronienne), la conflictualité entre les deux Grands passe par d'autres moyens que la guerre: le sport en étant un.2 Mais, sans l'ombre d'un doute, l'interprétation musicale en fut un autre attendu que, si l'essence de toute oeuvre musicale est universelle, atemporelle et a-géographique, son interprétation est nécessairement ponctuelle, subjective et révélatrice d'une logique individuelle -- celle de l'interprète à travers ses choix musicaux. En l'espèce, la qualité des orchestres, des interprètes, les variations de facture des instruments, les modes d'interprétation et le son propre de chacun des orchestres (l'on sait, par exemple, que les vents -- et plus spécifiquement les cors -- des orchestres soviétiques cultivaient l'art de jouer vibrato) sont autant de moyens de différencier, et partant d'opposer -- ou à tout le moins de comparer -- notamment lors des tournées, les orchestres. En outre, la création d'institutions musicales a parfois correspondu à la volonté manifeste de faire contrepoids à l'existence d'orchestres déjà en place: ainsi en fut-il à Berlin -- ville symbole de la bipolarisation géopolitique de la planète.

De fait, en quoi peut-on affirmer que le monde de la musique, en URSS, aux Etats-Unis et en Europe, a été modelé profondément par la guerre froide? Cette période fut-elle néfaste aux institutions musicales? Au final, ces dernières n'ont-elles pas contribué au dialogue et à la communication intellectuelle de peuples que leurs élites gouvernementales cherchaient à braquer les uns contre les autres?

 

I. 1947-1953, la consolidation, en vase clos, des institutions musicales.

1. L'héritage de la Seconde Guerre mondiale.

Réunis pour lutter contre les forces de l'Axe, l'URSS et les Etats-Unis ont multiplié, au long du deuxième conflit mondial, les signes de coopération culturelle. A cet égard, les musiciens soviétiques, mis au pas lors des purges de 1937-1938, se sont rangés, dans le cadre de la «Grande guerre patriotique», derrière le système stalinien, mus par un patriotisme capable de transcender les tragiques pesanteurs d'un régime totalitaire.

Le cas de Dimitri Chostakovitch (1906-1975) est symptomatique. Ayant connu une prompte et rayonnante notoriété dès sa Première symphonie, il s'attire les foudres du régime après avoir composé son opéra Lady Macbeth du district de Mtsensk (1934). Staline, qui nonobstant appréciait au plus haut point le compositeur pour ses musiques de films, avait jugé cette musique «pornographique» et La Pravda n'hésitait pas à stigmatiser officiellement le compositeur pour avoir engendré une oeuvre «immorale» et taxée de «chaos en guise de musique».3 De fait, Chostakovitch, qui craignait pour sa vie, ajourna de lui-même sine die la création de sa Quatrième symphonie (qui ne fut donnée pour la première fois qu'en 1961) considérant in petto que celle-ci n'obéissait guère aux canons esthétiques du réalisme socialiste. Or, la Cinquième symphonie, créée le 21 novembre 1937 à Leningrad par un jeune chef promis à un brillant destin, Evgeny Mravinsky, et saluée par une ovation de 40 minutes lors de la première, permit au compositeur de retrouver grâce aux yeux des élites politiques du pays. Ceux-ci considérèrent en effet le final de la symphonie comme ressortissant d'une «tragédie optimiste» et annonciatrice de «lendemains qui chantent»4 sans prêter nullement attention au caractère éminemment amphibologique de l'oeuvre où -- au-delà de spectaculaires accords solennels et triomphants -- l'ironie grinçante le dispute au pessimisme le plus noir.

En 1941, lorsque les Nazis mettent en application le plan Barbarossa, Chostakovich, à Leningrad, jouit d'un prestige entaché par les critiques qu'a suscitées sa courte et ternaire Sixième symphonie. Sa structure en trois mouvements (contraire au rythme quaternaire d'une symphonie classique) a fait dire aux paladins des dogmes musicaux de l'époque que l'opus semblait «un corps sans tête». C'est donc un compositeur stigmatisé qui se met au service de la défense de sa ville natale et se range parmi les artistes les plus impliqués dans la lutte contre l'envahisseur allemand. Avec la guerre, le régime soviétique fit de Chostakovitch le chantre de la résistance russe. Sa Septième Symphonie devint très rapidement l'hymne des combattants de Leningrad, celui de l'URSS en guerre et plus largement celui du monde libre dressé contre les forces de l'Axe. Créée le 5 mars 1942 à Kouïbychev et donnée dans Leningrad assiégée le 9 juillet 19425 par la Philharmonie de la ville, l'oeuvre fut très rapidement adoptée aux Etats-Unis. Dès le 19 juillet 1942, Arturo Toscanini donnait la première interprétation de l'oeuvre sur le sol américain; elle fut ensuite reprise 63 fois pour la seule saison 1942-1943 par des chefs de renom tels Serge Koussevitzky, Leopold Stokowski, Pierre Monteux et Dimitri Mitropoulos. De par son message épique, l'opus devint un hymne de la résistance alliée à l'oppresseur nazi...

 

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