No. 64/3    septembre 2011

 

Ecrire de la musique pour la tragédie grecque
antique
, en France et en Grèce au XXe siècle

par Andriana Soulele

Médée, musée de Naples

Fig. 1: Médée préparant le meurtre de ses enfants. Fresque provenant de Pompéi
(maison des Dioscures). Naples, Musée archéologique national. © dr


Un homme à la recherche de son identité, une jeune fille qui se rebelle face au pouvoir totalitaire, un fils qui venge la mort de sa mère, une femme qui est poussée au crime par un amour passionnel, un peuple dévasté par la guerre... Les personnages emblématiques de la tragédie grecque, Oedipe, Antigone, Oreste, Médée, Les Perses entre autres, sont autant de figures que l'on reconnaît encore aujourd'hui au sein de la société humaine. Reflétant les interrogations intemporelles à propos de l'existence, des valeurs morales, des droits et des obligations vis-à-vis de l'Etat, de la guerre et de la paix, de la résistance à l'oppression, du progrès, de la violence, de l'amour, de la vie et de la mort, la tragédie grecque s'avère le moyen idéal pour l'homme qui tente d'apporter ses propres réponses en exprimant, critiquant et représentant son temps. La pérennité des oeuvres d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, ainsi que la plasticité de la tragédie permettent à ce genre poétique et à ce répertoire de demeurer vivants, ainsi qu'à leur forme et à leur contenu de varier et de s'adapter en fonction de chaque époque.

Les mythes tragiques des Labdacides et des Atrides dépassent les frontières de la cité athénienne. Au fil des siècles, ils reprennent vie à travers des textes de Sénèque ou de Racine, des adaptations de Goethe et Schiller, des opéras de Mendelssohn ou de Berlioz, des rôles tragiques incarnés sur scène par Mounet-Sully; ils nourrissent la réflexion philosophique de Nietzsche et la conception du drame musical de Wagner et incitent un intérêt philologique, littéraire et poétique qui donne naissance au mouvement philhellène français, à la réapparition des théâtres en plein air et à la création de divers festivals comme les Chorégies d'Orange. Cependant, il faut attendre le XXe siècle pour se trouver face au grand renouveau de la tragédie grecque en Europe, particulièrement en France et en Grèce. La Première Guerre mondiale, l'Entre-deux-guerres, la Seconde Guerre mondiale et la Guerre Civile grecque (1945-1949) y jouent un rôle catalyseur. Dans une époque de bouleversements sociopolitiques et économiques radicaux, la tragédie devient le véhicule de la résistance contre le nazisme ou le communisme, de la lutte contre l'occupation, du combat en faveur des droits de l'homme; elle met à nu les grandes vérités humaines en exprimant les peurs, les angoisses et les espoirs du monde occidental. Marianne McDonald, metteur en scène américaine, considère que la tragédie parle pour le monde en nous demandant quelle sorte de vie nous souhaitons promouvoir, et en nous apportant des solutions pour l'améliorer. C'est ainsi qu'elle est, à son sens, plus que jamais nécessaire au XXe siècle. Et c'est pour cette raison que sa remarquable renaissance a pris les dimensions d'une vague culturelle globale sans précédent.

«Transhistorique» grâce à l'actualité de ses thèmes, d'après le metteur en scène franco-iranien Farid Paya, la tragédie grecque devient un pôle d'attraction incontournable et surtout une vive source d'inspiration artistique. Un grand nombre d'études scientifiques et d'oeuvres littéraires, poétiques, théâtrales, musicales, témoignent de son grand impact -- allant des théories scéniques d'Edward Gordon Craig et d'Adolphe Appia aux mises en scène révolutionnaires de Marx Reinhardt (Oedipe Roi, 1910, etc.), des adaptations de Jean Cocteau (La machine infernale, 1934) et de Jean-Paul Sartre (Les Mouches, 1943) aux productions de Jean-Louis Barrault (L'Orestie, 1955) et des interprétations des metteurs en scène grecs Alexis Minotis (Oedipe à Colone, 1975) et Dimitris Rontiris (Electre, 1936) aux musiques de scène de Mikis Theodorakis (Ajax, 1961) et de Théodore Antoniou (Les Bacchantes, 1976).

L'inspiration offerte aux compositeurs européens par le monde grec antique, et notamment par les mythes et les héros des pièces tragiques, s'avère particulièrement riche: elle est très présente dans la musique instrumentale (préludes orchestraux pour Oedipus Rex de Sophocle par Ildebrando Pizzetti, 1903; Prométhée Enchaîné de Mikis Theodorakis pour grand orchestre, 1946, etc.), vocale (Alceste de Gustav Holst pour sept choeurs, choeur de femmes, harpe et flûte, 1920; Prométhée ou le poème du feu d'Alexandre Scriabine pour grand orchestre, orgue de lumière, piano et choeur de femmes, 1908-1910, etc.) et surtout dans la musique chorégraphique (Bacchus et Ariane d'Albert Roussel, 1930; Les Bacchantes de Georges Sicilianos, 1959, etc.) et scénique (opéra: Prométhée de Gabriel Fauré, 1900; musique de scène: Orestie de Darius Milhaud, 1912-1924, etc.).

Les oeuvres qui font partie de ces genres musicaux, surtout les oeuvres lyriques, préparent la voie au développement de la musique composée pour le théâtre grec antique. En effet, des compositions de première importance dans l'histoire de l'opéra comme Prométhée Enchaîné de Maurice Emmanuel (1919), Elektra de Richard Strauss (1909), Antigone d'Arthur Honegger (1927), Oedipus Rex d'Igor Stravinsky (1927), Oedipe de Georges Enesco (1936), sont représentatives d'une évolution considérable de la perception de l'Antiquité grecque et de son expression musicale par des compositeurs naturellement fort différents. Elles dessinent également des approches esthétiques intéressantes, qui vont de l'hellénisme à l'expressionnisme et du néoclassicisme au folklore et influencent de manière décisive les premières musiques de scène (écrites entre 1900-1945), tant françaises que grecques. En France, il n'est pas impossible que le nombre significatif d'opéras d'inspiration antique ait suscité l'intérêt des musiciens, des dramaturges et du public pour les textes originaux. Il est également probable que les productions théâtrales de tragédies grecques du début du siècle aient suscité la curiosité et l'inspiration de compositeurs qui collaboraient souvent avec des écrivains et des metteurs en scène importants. Par conséquent, il semble qu'il y ait, dans ce domaine, une influence réciproque entre le genre de l'opéra et celui de la musique de scène; cette interaction stimule le développement progressif de cette dernière. Du côté grec, on remarque que le public ne connaît la tragédie grecque qu'au travers de spectacles théâtraux: les opéras grecs de l'époque ne traitent pas, en effet, de sujets tragiques. En Grèce, la musique de scène se développe progressivement durant la première moitié du siècle sans que le genre de l'opéra connaisse un développement analogue. De même, si on peut remarquer une grande production d'oeuvres vocales, symphoniques, chorégraphiques sur des sujets de tragédies grecques sur le sol français et plus généralement en Europe, la production dans ces domaines demeure plutôt limitée en Grèce.

Durant les premières décennies qui suivent l'Indépendance et la fondation de l'Etat Grec (1828), années qui voient la création puis le développement de l'Ecole Nationale Musicale, l'expression personnelle provient plus de la tradition populaire (Le Maître d'oeuvre -- Πρωτομ?στορας de Manolis Kalomiris, 1915), qui renforce l'identité nationale hellénique, que de l'héritage antique, lié essentiellement au théâtre grec. D'ailleurs, le mouvement de démoticisme, ainsi que la fondation de l'Ecole Nationale de Musique par le compositeur Manolis Kalomiris, témoignent d'une idéologie qui s'oppose au rapport de la civilisation néohellénique avec l'antique et cherche des racines profondes dans l'histoire et la tradition populaire grecque. Néanmoins, si les sujets antiques sont négligés dans le répertoire musical en question, ils ne manquent pas dans la musique de scène qui connaît une évolution plus importante en Grèce qu'en France.

Dans la deuxième moitié du siècle, le retour à une certaine stabilité politique (le temps faisant son oeuvre, les tensions sociopolitiques ne sont plus aussi aiguës qu'auparavant) et la fondation, dans les années 1950, des Festivals d'Athènes et d'Epidaure -- qui placent la mise en scène de tragédies grecques et, par conséquent, la culture grecque antique au centre de la vie culturelle grecque -- favorisent l'épanouissement de ce genre musical. C'est ainsi qu'une nouvelle génération de compositeurs grecs entre progressivement en scène (à partir des années 1960), prête à aborder et à réinterpréter en termes musicaux, dans leurs oeuvres personnelles, le passé antique de la Grèce. Par conséquent, on peut constater que les conditions historiques et politiques ont plutôt constitué un frein pour les musiciens grecs, les empêchant de tirer pleinement parti de leur précieux héritage antique, tandis que pour les compositeurs occidentaux, cet héritage a constitué une source riche et durable d'inspiration et d'expression musicale. Cette divergence entre l'Europe occidentale et la Grèce dans le domaine de la création musicale tient à l'importance, à la perception, à l'influence et à la place respective de l'Antiquité grecque dans les cultures européenne occidentale et grecque...

 

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RMSR septembre 2011

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