No. 64/4    décembre 2011

 

Edouard Du Puy (vers 1770-1822 )

«Le Don Juan du Nord»

par Vincent Arlettaz

Edouard Du Puy

Le nom d’Edouard Du Puy est aujourd’hui totalement inconnu en Suisse. Pourtant, ce musicien, né vraisemblablement dans la région de Grandson, fut une véritable vedette en Scandinavie, où certaines de ses oeuvres se sont maintenues jusqu’aujourd’hui au répertoire. De nombreuses études lui furent même consacrées en Suède et au Danemark mais, faute d’avoir été traduites, ne nous aident guère à cerner la personnalité d’un artiste hors du commun. Chanteur, compositeur, violoniste, chef d’orchestre et séducteur flamboyant, Edouard Du Puy mérite pourtant plus qu’un simple instant de curiosité! Son chef-d’oeuvre, l’opéra-comique «Ungdom og Galskab» («Jeunesse et folie») fut créé au Danemark en 1806, et connut au Théâtre Royal de Copenhague pas moins de 322 représentations jusqu’en 1963!  Repris à Stockholm dès 1814 , l’ouvrage poursuivit également une belle carrière en Suède. En Scandinavie, il figure encore et toujours à l’affiche, étant considéré à l’égal des opéras-comiques les plus célèbres de son temps, tels «Richard Coeur de Lion» de Grétry ou «La Dame Blanche» de Boieldieu -- voire mieux . Il a d’ailleurs été enregistré au Danemark il y a une quinzaine d’années , et se trouve donc d’un accès très facile; il en existe en outre une édition ancienne, en version chant-piano, nous permettant d’apprécier l’art virtuose et élégant de Du Puy.

Quelques pièces instrumentales ont également refait surface récemment, tel le Concerto pour basson en ut mineur inscrit en mars 2011 par la Haute Ecole de Musique de Lausanne au programme d’un de ses concerts -- à l’initiative du Professeur Carlo Colombo, qui en assurait la partie soliste. Le reste de l’oeuvre de Du Puy reste malheureusement d’accès très malaisé. En revanche, sa biographie rocambolesque a inspiré plus d’un écrivain; écrite en danois ou en suédois (et apparemment jamais traduite dans d’autres langues que... le norvégien!), cette littérature assez abondante nous est forcément d’une utilité toute relative. Ironie du sort, elle sert aujourd’hui de base à des articles sur internet qui, eux, ont été traduits! Avant cela toutefois, dans les années 1960, un universitaire français, Roger Cotte, avait fait de Du Puy l’objet d’un chapitre substantiel de sa thèse, portant sur les compositeurs français actifs en Suède à l’époque classique. En Suisse enfin, la seule publication qui semble avoir été consacrée à notre musicien est un article de 1929, dû à la plume de Pauline Long des Clavières, privat-docent de l’Université de Genève. Autant dire que ces documents, eux-mêmes très peu diffusés, n’aideront guère le public à se faire une opinion sur les mérites de notre compositeur. Enfin, quelques brefs articles dans les grandes encyclopédies musicologiques nous orientent sur les fondamentaux de sa biographie et de son oeuvre, mais évidemment sans grands détails.

Là ne s’arrêtent hélas pas nos difficultés; les publications en langues scandinaves elles-mêmes, bien que nombreuses et développées, exigent quelques commentaires particuliers: par son côté romanesque, la vie de Du Puy avait tout pour attirer des biographes en quête de sensationnel. Ceux-ci ne se firent pas prier pour en rajouter quelque peu -- une tendance encouragée d’ailleurs par le musicien lui-même, qui veillait à entourer son existence de mystères. Roger Cotte, l’un des rares auteurs qui aient parlé de Du Puy en une langue non scandinave, affirme par exemple s’être essentiellement basé sur l’ouvrage d’Axel Kjerulf: Nordens Don Juan («Le Don Juan du Nord»). Tout en reconnaissant le caractère souvent arbitraire de cette biographie romancée, Cotte affirme que, par la documentation qu’il a réunie, Kjerulf reste l’auteur le plus complet de tous ceux qui ont écrit sur Du Puy. Certes, mais comment distinguer, dans ce récit, ce qui représente une information réelle, et ce qui tient de l’art du romancier? Les choses sont d’autant plus inextricables que Kjerulf ne fournit ni bibliographie, ni références. L’article de Pauline Long de Clavières, pour sa part, comporte des notes de bas de page, mais celles-ci sont très loin d’être systématiques -- de même que celles de Cotte. Au total, nous nous trouvons en présence d’une information relativement riche, mais largement incontrôlable -- et très souvent contradictoire -- dont il nous faudra tenter de démêler les fils, avec précaution. Nos lecteurs devront donc s’attendre à faire preuve d’une certaine patience... mais les innombrables frasques de notre «Don Juan du Nord» les en récompenseront sans doute largement!

 

Une jeunesse suisse

Les premières années de Du Puy sont fort nébuleuses. Sur quelques rares points néanmoins, les biographes semblent unanimes: Du Puy, qui fut un enfant illégitime, fut recueilli dès l’âge de quatre ans chez un sien oncle à Genève; et c’est là que commença sa formation musicale. Le nom de cet oncle n’est pas connu avec certitude en revanche; ni le lieu de la naissance du petit Edouard; sur ce point, deux versions différentes sont proposées: selon la plus courante, Du Puy serait né à Corcelles près Concise, dans le Canton de Vaud, sur le Lac de Neuchâtel, près de Grandson. Son père aurait été un aristocrate du cru, un certain Pierre-Henri de Meuron. Un auteur toutefois donne pour lieu de naissance Baigorry, village des Basses-Pyrénées où le même Pierre-Henri de Meuron possédait une mine. Cette affirmation n’est toutefois appuyée par aucune référence particulière, et reste isolée. La présence de l’enfant à Genève peu après rend l’hypothèse d’une naissance à Corcelles bien plus probable. Une autre source veut voir dans le prince Henri de Prusse (que nous allons bientôt retrouver) le véritable père de l’enfant, mais ici aussi, aucun argument précis n’est avancé pour soutenir cette idée. Pour résumer, on peut admettre avec une probabilité suffisante qu’Edouard Du Puy est bien né sur les rives du Lac de Neuchâtel, et en terre vaudoise. La date? Elle n’est pas connue avec certitude non plus, le compositeur ayant eu paraît-il la fâcheuse tendance de se rajeunir de quelques années, par pure coquetterie. La plupart des auteurs la situent aux alentours de 1770, ce qui fait de notre musicien un contemporain presque parfait de Beethoven.

Quant à la mère du petit Edouard, il s’agit sans doute de la cuisinière du seigneur de Meuron, répondant au nom de Dupuis. Le fait que l’on voie apparaître, à peu près à la même époque, une certaine Suzanne Dupuis comme domestique du grand violoniste genevois Gaspard Fritz (1716-1783) a suggéré que ledit Fritz aurait pu être le fameux oncle de notre musicien, et donc celui à qui il doit sa première initiation musicale. Le rapprochement peut sembler assez ténu, car certainement les servantes du nom de Dupuis n’ont pas dû manquer dans la Genève de cette époque; Du Puy lui-même aurait affirmé (en 1810) avoir eu pour premier maître un certain Bernard, de Genève. Toutefois, à mieux y regarder, les liens musicaux avec Gaspard Fritz semblent assez plausibles; ce dernier, élève du grand violoniste piémontais Somis (1686-1763), fut un musicien apprécié de Charles Burney, et ses sonates reçurent même l’approbation de Händel. Or, c’est chez un autre élève de Somis que Du Puy aurait été envoyé se perfectionner à Paris, dès l’âge de 14 ans, un certain Chabran. Pour le piano, et peut-être aussi la composition, il aurait été formé par Dussek, également à Paris.

 

Premiers pas en Allemagne

Fort heureusement, après cette période de formation à Paris, et avec les premiers emplois rémunérés que Du Puy obtint dès le début de l’âge adulte, sa carrière commence à sortir de l’ombre des incertitudes. Son premier maître fut le prince Henri de Prusse (1726-1802), qui le fit venir à sa cour, à Rheinsberg, à une soixantaine de kilomètres au Nord de Berlin. Nous sommes alors au milieu des années 1780. Par quel moyen fit-il la connaissance de ce seigneur, frère du roi de Prusse Frédéric le Grand? Différentes explications sont proposées, mais bizarrement, aucun commentateur ne semble s’être intéressé aux liens politiques qui unissaient alors Neuchâtel à la maison de Prusse. Quoi qu’il en soit, la cour du prince Henri, qui est bien connue pour sa francophilie, et qui accueillit notamment nombre de nobles français réfugiés à la Révolution, possédait un théâtre francophone, où étaient donnés notamment des opéras-comiques, par exemple ceux de Grétry ou Philidor. La chapelle du prince fut dirigée pendant quelques années par un certain Johann-Abraham-Peter Schulz (1747-1800), partisan convaincu de la nouvelle musique française; cette attitude moderniste ne lui valut pas que des amitiés, et eut même pour conséquence d’écourter son séjour en Prusse: dès 1787, on retrouvera Schulz à Copenhague -- où Du Puy lui-même devait développer plus tard une grande partie de sa carrière. Au vu des dates, on peut toutefois supposer que l’interaction entre les deux personnages à Rheinsberg fut de courte durée. C’est en tout cas dans ces années allemandes, en 1790 plus précisément, que Du Puy aurait eu la révélation du Don Juan de Mozart, à Berlin. Bien des années plus tard, c’est dans cette oeuvre que notre musicien devait connaître le sommet de sa carrière d’artiste lyrique. Celle-ci n’est encore qu’en devenir à Rheinsberg où Du Puy, comme chanteur, débute. Sa voix, usant également du fausset, comme il était commun à cette époque, semble avoir été celle d’un baryton-martin, aussi à l’aise, dit-on, dans les rôles de basse que de ténor...

 

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RMSR décembre 2011

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