No. 65/1    mars 2012

 

Les concertos d'étude au XIXe siècle

Un répertoire original et méconnu

par Priscille Lachat-Sarrete (Université Paris-IV)

 

«Le répertoire, c'est ce que le public a envie d'entendre et les musiciens envie de jouer», a déclaré Steve Reich. Si le mot répertoire a d'abord désigné la liste des pièces que les comédiens jouent chaque semaine puis la liste des pièces restées en cours de représentation à un théâtre, il désigne aussi la liste des oeuvres qui forment le fonds habituel d'un théâtre ou d'une troupe. Deux expressions témoignent de l'interaction des deux protagonistes nommés par Steve Reich: une pièce entre au répertoire parce que les acteurs aiment la jouer; le répertoire, quant à lui, se compose de «la liste des pièces restées en cours de représentation à un théâtre» parce qu'elle est plébiscitée par le public.

Le rôle conjoint du public et des musiciens est particulièrement vrai pour le genre concerto qui est, par nature, une show piece, une pièce de spectacle. Toujours écrit avec la perspective d'une représentation publique imminente, il appartient, tout comme l'opéra, aux genres en lien direct avec la vie musicale publique. Alors qu'à l'époque dite «classique» les quatuors à cordes, sonates pour piano et lieder étaient considérés comme de la Musiziermusik, de la musique que les musiciens peuvent jouer entre eux, la présence d'un public se révèle indispensable pour les concertos, comme pour les symphonies ou les arias de concert. Au côté intimiste de la musique de chambre s'oppose l'exhibition du soliste qui a une dimension héroïque.

Dans le répertoire pédagogique, trois protagonistes interviennent: le professeur qui doit aimer l'oeuvre pour ses qualités tant musicales que pédagogiques, l'élève qui aimera la travailler et en tirera profit, mais aussi le public auquel se présente le jeune interprète. Sans représentation publique, point de concerto. C'est pourquoi une partie des techniques compositionnelles sont orientées vers la recherche de l'effet auprès de l'auditeur. Pour illustrer le fait que la modestie possible des concerts d'élève ne saurait remettre en cause cette préoccupation, je me permets de rapporter une petite anecdote: une de mes connaissances me parlait avec enthousiasme de sa fille, qui avait commencé le violon à trois ans avec la méthode Suzuki. Puis, à six ans, sa mère l'avait inscrite au conservatoire le plus proche. Je m'enquiers de savoir si la transition fut facile. Elle se serait opérée sans le moindre problème, «d'ailleurs, à présent, elle joue son premier concerto», m'annonce fièrement la mère. Fort impressionnée, alors que dans ma tête défilent des images d'Oïstrakh ou de Heifetz enfants, et d'autres de petits prodiges présentés sur YouTube, je veux savoir de quel concerto il s'agit, hésitant mentalement entre Mendelssohn et Bruch. Elle me lance alors, toujours rayonnante: «C'est le concerto op. 35 de Rieding». C'est pourquoi nous complèterons en le paraphrasant l'aphorisme de Steve Reich: «Le répertoire pédagogique est ce que les professeurs ont envie d'enseigner, les élèves envie de jouer et ce que les parents sont fiers d'entendre».

Une délimitation du répertoire des concertos d'étude

Le répertoire pédagogique jouit d'une notoriété limitée, cantonnée aux écoles de musique et à leurs principaux acteurs, les élèves, parents et professeurs. Au XVIIIe siècle sont écrites de nombreuses méthodes pour l'apprentissage de la pratique musicale. Spécifiques à chaque instrument, elles comprenaient en général des exemples musicaux. Il s'agit souvent d'exercices pour débuter. Par exemple, il s'en trouve dans presque toutes les méthodes pour clavier, comme dans Anleitung zum Clavierspielen de Friedrich Wilhelm Marpurg de 1755, la Méthode pour le pianoforte d'Ignaz Pleyel et Jan Ladislav Dussek de 1797, ou la Méthode de piano du Conservatoire de Louis Adam de 1804. D'autres pièces, plus complexes, permettent d'exercer la technique et de développer le goût. Par exemple, dans L'Ecole d'Orphée pour apprendre facilement à jouer du violon dans le goût françois de 1738, Michel Corrette propose plusieurs Suites «pour apprendre à jouer dans le goût françois» et des Sonates «pour apprendre à jouer dans le goût italien».

La composition et l'édition de concertos d'étude, ou concertos pour élèves, spécifiquement destinés aux instrumentistes en herbe, est un fait nouveau de la seconde moitié du XIXe siècle, qui se prolongea pendant tout le XXe siècle. Ces oeuvres répondent au désir de renouveler et d'actualiser le répertoire pédagogique. Quelques concertos furent notamment publiés en vue d'être joués dans les concerts de distribution de prix ou exercices d'élèves du Conservatoire de Paris, en particulier des concertos pour piano de Jadin et pour violoncelle de Duport.

Les concertos d'étude sont rarement considérés comme des chefs-d'oeuvre. Ils furent écrits par des instrumentistes de renom, professeurs dans les conservatoires naissants en Europe, mais dont les talents de compositeurs n'étaient pas forcément reconnus. Aussi leurs noms n'apparaissent-ils pas dans le répertoire des concertos de Lindeman et la plupart sont absents de l'encyclopédie «New Grove». Rares sont les concertos destinés d'abord à des élèves qui passèrent ensuite au répertoire des salles de concert: parmi les quelques oeuvres qui connurent ce privilège se trouvent les concertos de Kabalevski, professeur assistant puis titulaire de composition au Conservatoire de Moscou (respectivement à partir de 1932 et 1939) qui continua parallèlement jusqu'à la fin de sa vie à enseigner bénévolement la musique dans l'école primaire de son quartier. Compositeur reconnu en Union Soviétique, il écrivit de nombreuses pièces pour enfants, dont un Recueil de pièces faciles pour débutants, Trente pièces enfantines, Vingt-quatre morceaux faciles ou Tableaux de l'enfance. En 1952, il composa son 3e concerto pour piano en ré majeur op. 50, celui pour violon en ut majeur op. 48 et celui pour violoncelle N°1 en sol mineur op. 49 à l'intention des jeunes interprètes de l'Union Soviétique.

Ecrire pour les «mains médiocres ou faibles», comme disait Couperin, a suscité chez quelques compositeurs célèbres des chefs-d'oeuvre dont tous les musiciens se souviennent avec une tendresse particulière, que l'on songe au Clavierbüchlein de Bach, à la Sonate facile de Mozart, à la Lettre à Elise de Beethoven, aux Jeux d'enfants de Bizet, à l'Arbre de Noël de Liszt, aux Pièces lyriques de Grieg, à L'Album d'enfants de Tchaïkovski, à Dolly de Fauré, à Children's Corner et Le petit nègre de Debussy, à Ma Mère l'Oye de Ravel, à Mikrokosmos ou aux Duos pour deux violons de Bartók. Peu de compositeurs célèbres ont écrit des concertos faciles; on citera seulement le concerto pour piano que Chostakovitch composa à l'intention de son fils; la version originale est pour deux pianos, et non pour piano et orchestre (cf. infra). Par analogie, on constate que la littérature enfantine a ses propres auteurs, un livre comme «Le Petit Prince» de Saint-Exupéry, émanant d'un écrivain reconnu par les adultes, faisant figure d'exception. De même, le théâtre enfantin du XVIIIe siècle avait ses auteurs, inconnus des scènes de théâtre, tels Mme de Genlis, Mme Campan, Moissy.

La répartition des concertos d'étude par instrument soliste correspond assez bien aux proportions que l'on trouve dans le «grand» répertoire du XIXe siècle. Le violon est largement représenté, avec deux oeuvres d'Accolay, huit de Rieding, huit de Seitz, cinq de Küchler, cinq de Huber, quatre de Portnoff, cinq de Heck, une de Ten Have. Puis elle se ralentit durant la première moitié du XXe siècle avec deux concertos de Milliès, deux de Mokry, neuf de Gallois-Montbrun. Au violoncelle, on trouve aussi une production importante, avec au XIXe siècle sept oeuvres de Bréval, quatre de Baudiot, quatre de Davydov, puis au XXe siècle, deux de Kouguell. Nombre des concertos d'étude pour violon furent transcrits à l'alto, instrument pour lequel une littérature pour élèves apparaît au XXe siècle, avec notamment les sept concertinettos de Roche et Doury. Pour la contrebasse, on trouve quatre concertinos de Labro.

Il existe aussi des oeuvres qui n'étaient pas vouées à un but didactique mais qui sont considérées ainsi aujourd'hui parce qu'elles ont depuis longtemps disparu des salles de concert et que leur style est perçu comme académique. Elles devraient donc aussi nous renseigner sur la norme de l'écriture pour concerto au XIXe siècle. Il s'agit par exemple des concertos pour violoncelle de Romberg, ou de ceux pour violon de Bériot ou de Baillot. Les concertos pour violon de Viotti pourraient presque entrer dans cette catégorie aujourd'hui. Quoique Viotti bénéficiât de l'estime de compositeurs reconnus tels Brahms, ses oeuvres furent pendant des décennies jouées comme morceaux de concours au Conservatoire; ainsi l'image du plus grand rénovateur de l'école française de violon depuis Lully s'est-elle effacée derrière celle du pédagogue hors pair.

On remarque la quasi-absence de concertos pour instruments à vent, ce qui correspond à la rareté du répertoire au XIXe siècle. L'exception notable est Jean-Louis Tulou, professeur au Conservatoire de Paris de 1829 à 1856 et auteur de cinq concertos pour flûte.

En revanche, l'absence de concertos d'étude pour piano tranche avec le nombre important d'oeuvres du répertoire de cette époque et correspond aux traditions d'enseignement. Devant l'étendue du répertoire solo pour l'instrument, l'étude de concertos pour piano, même ceux de niveau intermédiaire, tels certains de Mozart ou de Carl Philipp Emanuel Bach, reste exceptionnelle. Ce n'est que durant la seconde moitié du XXe siècle qu'un tel répertoire pour piano a émergé, d'abord dans les commandes des éditions Zurfluh en 1968 à différents compositeurs tels Christian Manen, Jacques Duport, Pierre Lantier ou Gérard Meunier, puis dans une intense production américaine (par exemple, pour ne citer que des oeuvres écrites entre 1990 et 2010: Dennis Alexander, Anna Asch, Matthew Edwards, Martha Mier, Beatrice A. Miller, Kevin Olson, Alexander Peskanov, Eugenie Rocherolle, Dianne Goolkasian Rahbee, Catherine Rollin, B.J. Rosco, Robert Vandall). L'écriture en style néo-classique des concertos d'étude les plus récents soulève des problématiques spécifiques qui conduisent à se limiter à ceux composés au XIXe siècle et au XXe siècle naissant.

Les caractéristiques des concertos d'étude

En réalité, deux conceptions s'opposent, comme l'illustrent deux recueils de Schumann: certaines oeuvres sont réellement destinées aux enfants (Album für die Jugend op. 68), tandis que d'autres évoquent le regard nostalgique des adultes sur leur enfance passée (Kinderszenen). Ces deux catégories sont perméables, mais elles disent toute la complexité de l'écriture pour les enfants. Chaque fois, le compositeur s'adapte au niveau technique de jeunes gens apprenant la musique, mais s'exprime dans son style propre et avec son indiscutable talent, ce qui rend ces oeuvres si exceptionnelles aux yeux des professeurs et de leurs jeunes interprètes.

De même, plusieurs catégories existent dans le répertoire du théâtre pédagogique. Les pièces du «théâtre d'éducation» comprennent «toute pièce qui prend comme personnage central un individu jeune ou insuffisamment formé [sic] pour pouvoir être l'objet d'une épreuve de type éducatif au sens large du terme, dont le dénouement coïncide avec l'heureux bénéfice qu'il en retire, c'est-à-dire un gain moral»; elles sont imaginées pour les enfants, jouées par eux et parlent d'eux. Les pièces du «théâtre de collège» s'adressent à des jeunes gens et se veulent érudites, souvent écrites en latin, formatrices aussi pour les futurs acteurs. Les concertos d'étude regroupent ces caractéristiques: écrites pour l'édification et la formation de futurs musiciens. En effet, les concertos d'étude sont une production didactique, non seulement parce qu'elle s'adresse à des instrumentistes aux moyens encore limités, mais aussi parce qu'elle doit leur enseigner les rudiments dans la compréhension du genre concerto. Les jeunes élèves et amateurs peuvent progresser en abordant le genre techniquement exigeant du concerto à travers une écriture plus accessible.

En ce sens, le choix du vocable «concerto» ou d'un de ses dérivés tel concertino ou concertinetto n'est pas fortuit. En effet, les compositeurs étaient libres de choisir tout autre titre, et sont souvent aussi auteurs d'autres pièces faciles qu'ils nommèrent sonate, variations, ou pour lesquelles ils choisirent des titres variés. Par exemple Oscar Rieding fut l'auteur d'une dizaine de concertos d'étude mais aussi, toujours pour des instrumentistes peu chevronnés, d'un nombre élevé de pièces à titre parmi lesquelles: Valse à la diable op. 28, Märchen op. 30, Die Erwartung op. 31, Der Riese op. 32, Désir ardent, morceau lyrique op. 41, Gavotte, morceau facile op. 42. Dans ce contexte, l'appellation concertino signifie bien «concerto miniature» et ne renvoie pas à des pièces plus anciennes portant ce titre, telles que des oeuvres de Haydn. Par leur écriture, les concertos doivent se différencier des fantaisies, sonates ou de toute autre pièce à titre écrite pour des élèves du même niveau et les instruire sur ce qu'est un concerto.

Pour faciliter l'exécution des concertos d'étude, ceux-ci sont édités avec accompagnement de piano et non d'orchestre. Pour les compositeurs, le défi de ce corpus parallèle au grand répertoire est de le rendre intelligible comme concerto, alors même que l'une des caractéristiques fondamentales du genre est absente, puisqu'il n'y a pas de participation d'un orchestre mais exclusivement accompagnement de piano. De rares oeuvres parmi celles étudiées connurent un tel succès qu'elles furent orchestrées par la suite, comme par exemple le concerto op. 35 de Rieding ou le concerto op. 7 de Seitz...

 

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RMSR mars 2012

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