No. 65/4    décembre 2012

 

Les Métamorphoses du ‘Devin'

Par Mathilde Reichler, Nancy Rieben, Jacqueline Waeber et Bernard Camier

L'acteur Lavigne dans le Devin du village

Le comédien Lavigne, dans le rôle de Colin du Devin du Village de Jean-Jacques Rousseau

 

Présenté du 20 au 22 septembre 2012 au Théâtre du Galpon à Genève, le spectacle «Le Devin (loin) du village» donnait à entendre des extraits des différentes versions, parodies et autres démarquages inspirés par l'immense succès de l'intermède de Rousseau. De Saint-Domingue à Moscou, c'est à un véritable tour du monde du «remake» que nous invitent Mathilde Reichler et ses collaborateurs.

Répondant à l'appel à projets lancé par la Ville de Genève pour le tricentenaire de Jean-Jacques Rousseau il y a quatre ans, le collectif musicologique «HorsPortée» proposait de monter non pas Le Devin du village (on pouvait supposer qu'il y en aurait déjà plusieurs en 2012), mais Le Devin et la parodie qu'en avaient faite à l'époque Marie-Justine Favart et Harny de Guerville, sous le titre Les Amours de Bastien et Bastienne. Nous savions alors que cette parodie avait voyagé jusqu'à Vienne, donnant naissance à l'un des premiers opéras de Mozart, alors âgé de douze ans. De Rousseau à Mozart, il semblait y avoir une jolie histoire à raconter. En creusant, nous nous sommes aperçus que Le Devin et sa parodie avaient rapidement circulé dans toute l'Europe et bien au-delà, donnant lieu à une multitude d'autres opéras, directement inspirés par leur canevas. Ainsi, ce n'étaient pas seulement trois partitions qu'il fallait créer (Rousseau, Mme Favart et Mozart): au fil de nos recherches, nous avons découvert six livrets supplémentaires, tous rattachés à notre diptyque premier. Nous ne comptons pas ici les oeuvres dont nous avons entendu parler, mais dont les sources sont inaccessibles, comme par exemple un Sourcie de la lando, en occitan, d'un certain Causse de Latomy... Ou encore The Village Soothsayer, une adaptation du Devin contemporaine de celle de Charles Burney, due à l'Italien Stefano Storace (sa fille, Nancy, sera d'ailleurs bientôt la créatrice de Suzanne dans Les Noces de Figaro de Mozart...). Si l'existence de ces oeuvres est attestée, il est probable que les manuscrits en sont définitivement perdus. A l'inverse, il ne fait aucun doute que nous avons manqué des partitions, qui doivent nous narguer dans quelque recoin obscur de bibliothèque -- en Espagne ou au Portugal, par exemple, où nous n'avons pas eu l'occasion de mener des recherches approfondies, ou dans les pays du Nord.

Des extraits de ces différentes versions forment la matière de notre spectacle Le Devin (loin) du village, présenté à Genève au Théâtre du Galpon, du 20 au 22 septembre 2012. Après bien des hésitations, nous en avons exclu deux des neuf ouvrages récoltés: tout d'abord Colas et Colinette (Montréal, 1790), le premier opéra qui ait été composé et représenté au Québec. Œuvre du marin et homme d'affaires Joseph Quesnel, épris de littérature et versé dans l'art de la musique, il reprend de Rousseau certains motifs, mais de manière très libre. Si Colas arrive sur scène en sifflotant «Allons danser sous les ormeaux», l'un des passages les plus célèbres du Devin, plusieurs éléments montrent clairement l'influence d'autres opéras-comiques de l'époque, et font de Colas et Colinette une oeuvre assez indépendante du Devin. De même, nous avons décidé de ne pas inclure dans notre spectacle Fondoc et Thérèse (Paul Baudot, 1856, Basse-Terre), une version du Devin en créole guadeloupéen. D'une part, la musique de ce livret n'a pas été conservée; en outre, il est plus tardif que le reste de nos partitions, et semblait un peu redondant par rapport à la parodie créole que nous avons présentée. Au total, le spectacle que nous avons conçu est constitué de sept ouvrages provenant d'horizons linguistiques et stylistiques très contrastés:

# Le Devin du village de Jean-Jacques Rousseau (Fontainebleau, 1752), où l'on découvre, en acte, la philosophie de Rousseau, son apologie de la nature et son rejet des artifices, et où l'on goûte à la naïveté d'un chant simple et touchant, mêlé à de joyeuses danses de village.

# Les Amours de Bastien et Bastienne de Marie-Justine Favart et Harny de Guerville (Paris, 1753), délicieuse satire de l'intermède de Rousseau en français populaire et en «chansons».

# Jeannot et Thérèse de M. Clément (Saint-Domingue, 1758), parodie créole du Devin du village, qui transpose l'intermède de Rousseau dans l'univers de Saint-Domingue au XVIIIe siècle, thématisant de manière troublante le rapport entre Blancs et Noirs, entre colons et colonisés.

# The Cunning Man du musicologue et voyageur Charles Burney (Londres, 1766), traduction anglaise qui reprend la musique de Rousseau et se veut fidèle à l'esprit de ce dernier, mais qui présente pourtant le Devin sous un tout nouvel aspect.

# Bastien und Bastienne de Wolfgang Amadeus Mozart (Vienne, 1768), qui témoigne du fait que le jeune compositeur de douze ans a saisi mieux que quiconque la philosophie pastorale qui sous-tend l'intermède rousseauiste.

# Derevenskoj Vorozheja de Johann Kerzelli (Moscou, 1777), l'un des tout premiers opéras en langue russe de l'histoire de la musique, traduction des principaux airs du Devin, dotés d'une musique évoquant, sous des accents très mozartiens, le chant populaire russe.

# Mel'nik-Koldun, obmanshik i svat de Mikhaïl Sokolovski (Moscou, 1779), qui multiplie les traits «pittoresques», faisant de notre devin un meunier margoulin et débonnaire, un imposteur qui amasse les pots-de-vin et force passablement sur la bouteille!

Le lecteur trouvera dans les pages qui suivent de plus amples informations sur chacun de ces opéras, un commentaire sur la réalisation concrète de leur partie musicale (les sources étant parfois très sommaires à cet égard), ainsi qu'un compte rendu de notre spectacle, présenté à Genève en septembre 2012. Nous vous souhaitons un agréable voyage en compagnie de notre Devin!   (collectif HorsPortée)

 

Le ‘Devin' de Rousseau

Créé dans une première version encore inachevée (sans ouverture ni divertissement final) à la Cour de Fontainebleau le 18 octobre 1752, puis dans sa version définitive, à l'Académie Royale de Musique (Opéra de Paris) le 1er mars 1753, Le Devin du village fut l'un des ouvrages les plus populaires de cette scène, figurant régulièrement à l'affiche pendant plus de septante ans, entre 1753 et 1829 -- longévité que n'atteignirent même pas, à l'époque, les ouvrages célèbres de Rameau ou de Gluck.
La partition du Devin possède une ambiguïté stylistique déjà relevée du vivant de Rousseau. L'oeuvre privilégie une écriture simple dénuée de complexités harmoniques et contrapuntiques telles qu'on pouvait les trouver chez Rameau par exemple. Or Rousseau n'adopte pas tant le style italien alors en vogue (le «style galant»), qu'un style français qu'on caractériserait aujourd'hui de «populaire», et qui à l'époque était bien plus prisé dans le répertoire de l'opéra-comique que dans celui de la tragédie en musique ou de l'opéra-ballet français. On trouve en effet dans Le Devin une romance («Dans ma cabane obscure»), genre qui deviendra, en grande partie grâce au Devin, emblématique du répertoire de l'opéra-comique du XVIIIe siècle; un vaudeville («L'art à l'amour est favorable»), ou encore une ronde d'allure populaire («Allons danser sous les ormeaux»). L'air de Colette «J'ai perdu mon serviteur» a l'allure syllabique d'une chanson populaire, tandis que son deuxième air «Si des galants de la ville» s'apparente à une gavotte typiquement française. En revanche, le récitatif et l'air du Devin «L'Amour croit s'il s'inquiète» imitent ouvertement le style italien. Avec les violons doublant le chant, la vocalité quelque peu bouffonne du Devin, l'air rappelle Pergolesi. Le récitatif imite autant que possible le traitement économe du continuo à l'italienne et un débit vocal rapide et fluctuant se voulant plus typiquement transalpin. Cette ambiguïté stylistique, Rousseau a voulu nous la cacher en réinventant dans ses propres écrits l'histoire de la genèse de son opéra, qu'il nous explique avoir été composé «à l'imitation des Italiens». Mais en vérité son rejet de la musique française s'est fait de manière progressive (justement entre 1752 et 1753), et sans doute même ne s'est-il jamais complètement réalisé, ce dont il était conscient: «Homme de lettres», a-t-il écrit dans un fragment autobiographique, «j'ai dit de mon état le mal que j'en pense; je n'ai fait que de la musique française, et n'aime que l'italienne». (Jacqueline Waeber)

 

Pour lire la suite...

RMSR décembre 2012

La version gratuite de cet article est limitée aux premiers paragraphes.

Vous pouvez commander ce numéro 65/4 (décembre 2012, 64 pages, en couleurs) pour 13 francs suisses + frais de port (pour la Suisse: 2.50 CHF; pour l'Europe: 5 CHF; autres pays: 7 CHF), en nous envoyant vos coordonnées postales à l'adresse suivante (n'oubliez pas de préciser le numéro qui fait l'objet de votre commande):

info@rmsr.ch

(Pour plus d'informations, voir notre page «archives».)

 

Offre spéciale!

Pour quelques francs de plus, offrez-vous une année complète de Revue Musicale! Abonnez-vous à l'essai pour un an, pour seulement 29 francs suisses (frais de port inclus)* au lieu de 42, soit 30% d'économie, et recevez ce numéro en cadeau! Veuillez envoyer vos coordonnées postales à l'adresse suivante, en précisant le numéro que vous souhaitez recevoir en cadeau:

info@rmsr.ch

(* Tarif pour la Suisse, valable seulement pour un nouvel abonné (personne physique uniquement). Tarif pour l'Europe: 44 francs suisses au lieu de 62; reste du monde: 51 francs suisses au lieu de 72.)

(Pour plus d'informations, voir notre page «abonnement».)

 

Retour au sommaire du No. 65/4 (décembre 2012)

 

© Revue Musicale de Suisse Romande
Reproduction interdite

 

Vous êtes sur le site de la  REVUE  MUSICALE  DE  SUISSE  ROMANDE

[ Visite guidée ]   [ Menu principal ]

(page mise à jour le 16 décembre 2012)