No. 66/1    mars 2013

 

L'expression dans la musique ancienne (III)

Par Vincent Arlettaz

L'expression dans la musique ancienne

Barthel Bruyn l'Ancien (1493-1555): La Nativité, vers 1520.
Fondation Thyssen-Bornemisza.

 

Commencée en septembre 2012 et poursuivie en décembre 2012, notre série sur l'expression dans la musique ancienne fait ici l'objet d'une troisième livraison. Nous avions trouvé au coeur du Moyen Age, à savoir chez Johannes Cotto (vers 1100) -- pour la première fois de manière claire et complète -- l'idée que la musique doit exprimer le sens du texte. A cette époque, seul le cas du compositeur est considéré de façon explicite, et le problème de l'interprétation n'est pas abordé; d'autre part, la polyphonie n'est pas encore mentionnée, et les exemples cités sont tous tirés du plain-chant. Partie d'Allemagne du Sud ou de Suisse orientale, l'idée devait se diffuser au cours des siècles suivants, en Belgique, à Paris, et même dans les Iles Britanniques. Vers la fin du XVe siècle, l'Allemand Conrad von Zabern l'applique également au problème de l'interprétation, et l'Italien Franchinus Gaffurius à la polyphonie. Ici s'achevait notre deuxième livraison. L'idée devait par la suite connaître, au XVIe siècle, de nouveaux et très importants développements, liés entre autres à l'avènement du madrigal, mais aussi de l'Humanisme. Ce sera là l'objet du présent article.

***

Au XVIe siècle, la problématique de l'expression est beaucoup plus souvent abordée par les théoriciens qu'au cours des siècles précédents. Il n'est pas aisé de chiffrer, même de manière approximative, un tel phénomène, mais nous nous permettrons de proposer à cet égard la réflexion suivante: dans notre thèse (publiée en 2000), portant sur la question des altérations (musica ficta), nous avions défini un corpus de traités théoriques couvrant une période allant du XIIe au XVIe siècle. Ce corpus, sans être exhaustif, intégrait une proportion très importante de la littérature théorique conservée pour ces époques. Voici la répartition numérique de ces sources, siècle par siècle:

XIIe et XIIIe siècles: 5 traités
XIVe siècle: 16 traités
XVe siècle: 24 traités
XVIe siècle: 36 traités

On constate que, en ordre de grandeur, le nombre de traités considérés ici est un peu plus du double pour le XVIe siècle, comparé au XIVe. Or, le nombre d'auteurs du XVIe siècle abordant la question de l'expression est en augmentation nettement plus sensible par rapport aux siècles précédents. Nous allons citer et traduire ici des extraits d'une bonne douzaine d'ouvrages théoriques du XVIe siècle, alors que nous avions isolé deux textes pour le XIIIe siècle, deux pour le XIVe et trois pour le XVe siècle. Rappelons encore une fois que nos recherches ne se prétendent pas exhaustives, et que ces chiffres sont encore largement susceptibles d'être affinés. Néanmoins, l'ordre de grandeur de ces différences est tel que la spécificité du XVIe siècle ne peut d'ores et déjà pas être méconnue. Cela n'est d'ailleurs pas particulièrement étonnant, si l'on pense que la Renaissance est l'origine du madrigal, lui-même prélude à l'avènement du style dramatique en musique, de l'opéra et de l'oratorio, pour lesquels la nécessité d'exprimer le contenu du texte devient évidente. Plus surprenante est la répartition géographique de ces écrits théoriques du XVIe siècle: alors que le madrigal et l'opéra sont des créations italiennes, on trouvera chez les théoriciens allemands des traitements tout aussi développés -- voire davantage -- que chez leurs collègues transalpins. En revanche, la contribution des Espagnols reste modeste, et celle des Français plus discrète encore. Nous allons examiner cette littérature relativement abondante, en commençant par l'Allemagne; c'est en effet un Allemand, Andreas Ornithoparchus, qui semble être le premier à s'exprimer sur le sujet au XVIe siècle -- à savoir en 1517.

 

Le XVIe siècle: l'Allemagne

Andreas Ornithoparchus (1517)

Disciple d'Erasme, Andreas Vogelhofer (ou Vogelmaier) a utilisé une magnifique traduction grecque de son patronyme pour signer ses ouvrages théoriques; né vers 1490 à Meiningen en Thuringe, il a étudié dans la Saxe voisine, puis a voyagé dans toute l'Allemagne, l'Autriche, la Bohème et même la Hongrie. Publié en 1517 et réédité plusieurs fois, son Micrologus fut un des traités les plus influents du XVIe siècle, et fut même traduit en anglais par John Dowland, près d'un siècle plus tard (1609).
Dans son quatrième livre, abordant le contrepoint, Ornithoparchus propose dix règles nécessaires à l'exécution musicale. En voici un résumé; nous citerons ensuite intégralement la troisième, qui nous concerne directement:

1. Il faut d'abord bien regarder dans quel mode on se trouve, et où se placent les «répercussions».
2. Il faut ensuite bien considérer l'armure, pour ne pas chanter «mou» à la place de «dur» ou le contraire (c'est-à-dire, en équivalents modernes, faire un bémol à la place du bécarre).
3. On se conformera en outre au sens des paroles -- c'est là le point sur lequel nous allons revenir.
4. On respectera l'égalité de la mesure (du tempo) -- ce que ne font pas la plupart des Allemands, qui devraient plutôt s'inspirer de l'exemple de l'Eglise de Würzburg; Prague est également critiqué; les termes utilisés ici par Ornithoparchus sont violents.
5. Il faut entonner plus haut les modes plagaux (qui descendent beaucoup), et plus bas les modes authentes (qui montent surtout).
6. Il ne faut pas altérer les voyelles; les Allemands sont souvent dans l'erreur à ce propos; il en donne des exemples, pour plusieurs régions: ainsi, on a tendance à prononcer «Mareia» pour «Maria» à Koblenz; «aebste» pour «abste» en Westphalie; etc.
7. Il ne faut pas crier comme des ânes (asinino clamore), ce que font les Saxons et les Baltes, peut-être «parce que leur dieu est sourd» (surdum Deum habeant)!
8. Il faut respecter la différence entre les jours de fête (festi) et les jours ordinaires (feria).
9. Un mouvement inélégant du corps, ou une ouverture de bouche indécente, signalent le chanteur fou.
10. Il ne faut pas rechercher les vains honneurs, mais s'efforcer de plaire à Dieu plutôt qu'aux hommes.

Comme on le constate, plusieurs de ces remarques correspondent aux contributions des prédécesseurs d'Ornithoparchus; ainsi, par exemple, les points 9 et 10 avaient été abordés par le traité anglais du XIVe siècle Quatuor Principalia; les points 4, 6, 7, 8 et 9 par Conrad von Zabern, à la fin du XVe siècle; le point 9 par Gaffurius, une vingtaine d'années avant Ornithoparchus. Quant au point 3, il est au centre de nos préoccupations. Voici le texte d'Andreas:

«Troisièmement. Que chacun des chanteurs s'efforce de conformer sa voix aux paroles: pour que, pour un sujet éploré, il produise une harmonie (concentum) triste, pour un [sujet] joyeux en revanche, [une harmonie] aussi agréable que possible. A ce propos, je ne peux que m'étonner au sujet des Saxons, peuples les plus réputés d'Allemagne (auprès desquels j'ai moi-même été formé, et incité à écrire sur la musique) qui, pour les cérémonies funèbres, utilisent un chant très aigu, allègre et plaisant. Et cela pour nulle autre raison, à mon avis, que parce qu'ils croient que la mort est le bien suprême pour l'homme (comme l'écrit Valère au livre 5, à propos des frères Cléobe et Biton), ou alors qu'après [la mort du] corps, les âmes retournent à l'origine de la douceur de la musique, c'est-à-dire au ciel (comme [on le voit] chez Macrobe, au livre 2 du Songe de Scipion). Si c'était le cas, nous les considérerions comme des [êtres] empressés à mépriser la mort terrestre, et envieux de la gloire future.»

Cette formulation correspond à peu près à celle de Conrad von Zabern qui, écrivant une quarantaine d'années plus tôt (1474), également en Allemagne, était le premier à s'adresser expressément au cas de l'interprétation. La description du principe lui-même est très brève, se réduisant à trois lignes -- c'est-à-dire à la première phrase de notre citation; le cas du compositeur n'est pas considéré, et on ne précise pas si la règle s'applique au plain-chant ou à la polyphonie; cette dernière est en principe plus probable, car le livre IV traite du contrepoint; toutefois, les règles 1 et 4, affirmant la nécessité de repérer exactement l'emplacement des «répercussions», et d'adopter une mesure égale, feraient plutôt penser au plain-chant. Quant à la suite de cette citation, elle n'est qu'un exemple concret cité en illustration -- mais «en creux» pourrait-on dire, car il s'agit en fait d'une attitude à ne pas imiter, correspondant même au contraire de ce que veut le principe général qui vient d'être énoncé.

 

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RMSR mars 2013

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