No. 66/4    décembre 2013

 

Lucienne Bréval (1869-1935)

Grande figure suisse du chant français

Par Vincent Giroud

Lucienne Bréval en Grisélidis

Lucienne Bréval dans le rôle de Grisélidis (opéra de Massenet).
'Le Théâtre'', N° 73, Janvier 1902 (II), p. 11.

 

Entre 1895, année qui marque la semi-retraite de Rose Caron, et 1914, deux sopranos dramatiques ont dominé le chant français. Ni l'une ni l'autre n'était française de naissance. La première, Félia Litvinne (1860-1936), était née à Saint-Pétersbourg de parents d'origine allemande et québécoise; la seconde, Lucienne Bréval (1869-1935), était suisse.

 

Si Litvinne et Bréval se partageaient une part de leur répertoire -- Brünnhilde, Valentine des Huguenots, Sélika de L'Africaine, Chimène notamment --, leurs trajectoires n'en présentent pas moins des différences révélatrices. Ainsi Litvinne a eu une grande carrière internationale, alors que celle de Bréval s'est presque entièrement cantonnée à Paris. Tandis qu'on a de Litvinne de nombreux et splendides enregistrements, Bréval n'a gravé aucun disque, et de sa voix ne subsiste qu'un pâle écho préservé sur trois cylindres de Mapleson. A l'exception de deux Saint-Saëns (Hélène et L'Ancêtre) et de la Judith de Béthule d'Armande de Polignac, Litvinne a créé peu de rôles, alors que Bréval -- et c'est peut-être sa contribution la plus marquante à l'histoire du chant -- a assuré plus d'une douzaine de créations mondiales (et non des moindres, comme on va le voir) et inspiré directement certaines. Litvinne a publié ses souvenirs; Bréval, elle, n'a pas laissé d'autobiographie et sa vie n'est pas sans présenter quelques zones d'ombre, à commencer par le mystère de son lieu de naissance.

 

Une jeunesse suisse

Si l'on en croit le Grosses Sängerlexikon de Karl Josef Kutsch et Leo Riemens, c'est à Berlin que Bréval, de son vrai nom Bertha Agnes Lisette Schilling, serait née le 4 novembre 1869; le même lieu de naissance (mais avec la date du 5 décembre!) figure dans le Dictionnaire des cantatrices de l'Opéra de Paris de Jean Gourret. C'est également Berlin que donnent les nécrologies parues en 1935 dans Le Monde musical et dans le Times de Londres, alors que celui de Comoedia, signé par Gustave Samazeuilh, fait naître Bréval à Genève! Plus prudent, mais n'en ajoutant pas moins à la confusion, L'Intransigeant du 16 août 1935 indique «née en Suisse», sans autre précision. L'incertitude remontait à plusieurs décennies, comme le montre une note d'un ami de la cantatrice, l'écrivain et journaliste pacifiste Georges Pioch (1873-1953), dans un article qu'il lui consacrait en 1908 dans L'Album comique, où il la rajeunissait d'ailleurs de deux ans: «...à Berlin, disent les uns, à Zurich, assurent les autres.» Or c'est bien près de Zurich, dans le bourg de Männedorf, actuellement englobé dans l'agglomération zurichoise, que Bréval est née. Tel est le lieu qui figure dans l'article de la seconde édition du New Grove Dictionary of Music and Musicians et dans la notice d'autorité de la Bibliothèque nationale de France.

Reste à se demander pourquoi ces hésitations et ce mystère, peut-être entretenu par la chanteuse elle-même. On peut aisément supposer que dans le climat germanophobe et revanchard qui régnait en France à la suite de la défaite de 1870, une cantatrice suisse, même parfaitement francophone, ait tenu à dissimuler ses origines alémaniques -- au point de laisser courir, voire répandre, la rumeur que «seule [...] la crainte qu'elle éprouvait d'être gênée par la langue allemande, l'empêcha de devenir à Bayreuth, sur le désir de Mme Cosima Wagner, la titulaire d'élite» du rôle de Brünnhilde -- alors même que son contrat d'engagement au Metropolitan Opera de New York, préservé dans son dossier d'artiste à l'Opéra, la stipule capable de chanter La Walkyrie dans les deux langues. Et l'on imagine tout aussi bien que, dans le climat de jalousie intense qui régnait au Palais Garnier, des collègues malveillant(e)s se soient empressé(e)s de disséminer la rumeur que la première chanteuse de l'Opéra de Paris, malgré son pseudonyme emprunté à un petit village de Normandie, était «boche». Litvinne elle-même ne dissimulait-elle pas son véritable patronyme à consonance germanique (Schütz) sous un nom d'emprunt infiniment plus adapté à l'heure de l'alliance franco-russe?

Quoi qu'il en soit, c'est aux Conservatoires de Lausanne et de Genève que Bréval fit son éducation musicale, obtenant un premier prix de piano à Genève en 1887. Selon Pioch, qui tenait probablement ces détails de Bréval elle-même, un compositeur ami de la famille, du nom de Grisier, aurait remarqué ses qualités vocales et l'aurait encouragée à poursuivre des études de chant. Au Conservatoire de Paris, Bréval devient donc, en chant, l'élève du ténor Victor Warot (1834-1906) et entre dans la classe d'opéra de la basse Louis-Henri Obin (1820-1895), fameux avant tout comme créateur du rôle de Philippe II dans le Don Carlos de Verdi. En 1889, concourant dans des extraits du Cid, de L'Africaine et des Huguenots, Bréval ne reçoit qu'un premier accessit de chant et d'opéra. L'année suivante, ayant manqué le si naturel de la cadence de l'air d'Agathe dans le Freischütz, elle n'obtient qu'un second prix de chant (ex aequo avec Georgette Bréjean-Gravière), mais son interprétation de la scène de Clytemnestre dans Iphigénie en Aulide de Gluck lui vaut un premier prix d'opéra. «Grande et belle personne, écrit Louis de Fourcaud dans Le Gaulois, elle se présente bien devant la rampe. La voix est jolie, bien exercée, animée d'un certain feu. Mais l'artiste se fatigue vite.» Cette fatigue décelée par le critique était peut-être liée à des problèmes de santé que connaît alors la chanteuse. Ayant choisi l'Opéra, bien que l'Opéra-Comique lui ait proposé de créer l'Enguerrande d'Auguste Chapuis, elle est pressentie en Rachel de La Juive ou en Valentine mais ses débuts, retardés par une maladie non spécifiée, n'ont lieu, en définitive, qu'en janvier 1892. Le 20, elle paraît en Sélika de L'Africaine, où Guillaume Ibos (qui sera l'année suivante le premier Werther parisien) lui donne la réplique en Vasco. «Excellente Falcon», note Victorien Joncières dans La Liberté du 21 janvier; la caractérisation laisse entendre que la jeune femme dispose d'une voix étendue, à l'aigu brillant, capable d'affronter le grand répertoire romantique français, ainsi que des rôles comme Donna Anna et Alceste, où s'était illustrée Cornélie Falcon durant sa courte carrière. Moins enthousiaste, Paul Milliet, dans Le Monde artiste, décrit Bréval comme «une jeune fille douée d'une voix aussi délicate que sa complexion», ce qui ne laisse guère pressentir le futur soprano wagnérien. Quelques semaines plus tard, Bréval paraît en Jemmy lors d'une brillante reprise de Guillaume Tell marquant le centenaire de la naissance de Rossini; ces trois représentations seront son unique incursion dans une tessiture plus légère. Son premier grand succès a lieu le 13 août de la même année lorsqu'elle remplace Rose Caron, créatrice du rôle, dans la Salammbô de Reyer, sous la baguette de Paul Taffanel. «Plus humaine et surtout plus jeune et plus ardente», écrit dans L'Europe artiste Léon Garnier, qui compare Bréval à Marie Sasse, créatrice de L'Africaine et de Don Carlos (et tant admirée par Wagner en 1861 en Elisabeth de Tannhaüser): «C'était la même ardeur léonine, le même beau geste, le même regard fulgurant. La voix était peut-être plus étoffée mais qui sait ce que le travail peut obtenir d'un organe aussi brillant...» «Une belle voix, pleine et savoureuse, qui remplit bien l'oreille», opine Adolphe Jullien dans Le Moniteur universel. Salammbô est l'un des rôles qu'elle interprétera le plus fréquemment.

 

La Walkyrie

L'année suivante (1893), c'est à Bréval qu'échoit le redoutable honneur de créer à Paris La Walkyrie, sous la direction d'Edouard Colonne. «Sa voix est d'un timbre superbe, étendue et puissante», note Charles Darcours dans Le Figaro, tandis que Pioch, présent dans la salle le 12 mai, se remémorera: «Les hoïototo, féroces et captivants, éclataient comme des flammes sonores». Bréval a pour partenaires Caron en Sieglinde, Ernest Van Dyck en Siegmund, Francisque Delmas en Wotan, et Blanche Deschamps-Jehin en Fricka. «Elle avait tout pour elle», se rappellerait Henri de Curzon en 1935: «grande, brune, le regard profond, le geste fier, une pureté de visage et d'attitudes de toute beauté, Lucienne Bréval épanouissait comme un rayonnement la voix la plus vibrante et la plus moelleuse, expressive, étendue, guidée par une passion audacieuse et pénétrante. Les élans, les cris de l'héroïne avaient un enthousiasme irrésistible; ses phrases, si graves au contraire lorsqu'elle apparaît à Siegmund, touchaient au coeur. Et quelle émotion, simple et profonde, dans ses supplications aux pieds de Wotan!»...

 

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Revue Musicale de Suisse Romande 66/4

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