No. 67/1    mars 2014

 

L'expression dans la musique ancienne (VI)

Par Vincent Arlettaz

Maître du Haut-Rhin: Les Jardins du paradis, v. 1420

Maître du Haut-Rhin: Les Jardins du paradis (vers 1420). Städelsches Kunstinstitut, Francfort

 

Le présent article clôt notre série sur l'expression dans la musique ancienne. Entre le XIIe et le XVIe siècle, nous avons lu et commenté de nombreux textes affirmant qu'il faut une musique différente selon que les paroles sont tristes ou joyeuses. L'idée, d'abord énoncée dans le contexte de la composition du plain-chant, s'est étendue ensuite au cas de l'interprétation, puis à celui de la polyphonie (fin du XVe siècle) et enfin à la musique profane (première moitié du XVIe siècle). Les auteurs du XVIe siècle, surtout les Allemands et les Italiens, sont les plus détaillés, affirmant qu'il faut suivre dans tous leurs détails les nuances du texte. Avant de conclure, il nous reste à examiner le cas d'un dernier pays, l'Angleterre, puis à apporter un certain nombre de compléments.

 

Le XVIe siècle: l'Angleterre

A la Renaissance, l'Angleterre est un des pays les moins représentés dans la théorie musicale: entre la mort de John Hothby (1487) et l'extrême fin du XVIe siècle, aucun traité britannique ne semble avoir été conservé; ce n'est pas tout: pendant la même période, aucun ouvrage italien, allemand, espagnol ou français, à notre connaissance, ne se réfère non plus à des textes théoriques anglais qui seraient aujourd'hui perdus. Tout ceci nous porte à conclure que la théorie anglaise a été pratiquement inexistante pendant plus d'un siècle. Hothby lui-même, moine carmélite actif surtout en Italie, ne fournissait rien de particulier sur notre sujet; de sorte que le très intéressant Quatuor Principalia du XIVe siècle reste le seul élément dont nous disposions pour ce pays jusqu'à la fin de la Renaissance. Lorsque les théoriciens anglais entrent à nouveau en jeu, dans les dernières années du XVIe siècle, on peut dire que la question n'est plus du tout un enjeu: car avec l'avènement imminent de l'opéra et de l'oratorio en Italie (bientôt suivie par les autres pays), le doute n'est plus permis quant à la nécessité d'aborder la musique de manière expressive. Nous allons toutefois examiner le premier traité anglais majeur du XVIe siècle, celui de Thomas Morley, paru en 1597; ce faisant, notre objectif sera de montrer que les Anglais n'ont pas ignoré cette problématique, même si leur témoignage reste très tardif.

 

Thomas Morley (1597)

Thomas Morley (1557/8-1602) fut l'un des plus importants compositeurs anglais de la fin du XVIe siècle -- et l'un des plus actifs pour promouvoir dans son pays le style musical italien, en particulier celui du madrigal. Egalement éditeur de musique, il nous laisse un ouvrage théorique qui est non seulement un des tout premiers en date après une longue période de vide dans son pays, mais aussi dans l'absolu l'un des plus importants traités anglais de tous les temps; son titre, 'A Plaine and Easie Introduction to Practicall Musicke', annonce clairement la préférence que son auteur accorde à l'aspect pratique de la musique. Cet ouvrage, qui repose sur une vaste érudition, est organisé en trois livres, abordant notamment les questions de notation, les règles du contrepoint, puis de la composition en général. C'est à la fin du troisième livre que nous trouverons un passage concernant directement notre sujet; Morley se base ici sur un chapitre de Zarlino que nous avons examiné précédemment; il en reprend non seulement le détail des idées, mais également leur articulation générale; tout au plus rajoute-t-il occasionnellement l'une ou l'autre réflexion complémentaire:

«Il reste à vous montrer comment disposer votre musique selon la nature des paroles que vous avez à y exprimer, à savoir que, quel que soit le sujet que vous ayez entre les mains, vous devez former une musique qui soit de la même sorte. Vous devez donc, si vous avez un sujet grave, y adapter un genre de musique grave; si c'est un sujet joyeux, vous devez également faire une musique joyeuse. Car ce serait une grande absurdité d'employer une harmonie triste pour un sujet joyeux, ou une harmonie joyeuse pour un poème (dittie) triste, lamentable ou tragique.»

Jusqu'ici, le discours de Morley n'a rien de très spécifique. C'est la suite qui le place dans le sillage exact de Zarlino:

«Vous devez donc, quand vous voulez exprimer un mot qui signifie la dureté, la cruauté, l'amertume, ou d'autres de ce genre, faire une harmonie qui y ressemble, c'est-à-dire, quelque peu rude et dure, mais de telle manière que cela ne blesse point. De la même façon, lorsque l'une de vos paroles exprime la plainte, la douleur, le regret, les soupirs, les larmes, et autres du même genre, que votre harmonie soit triste et douloureuse; de telle manière que, si votre musique doit signifier la dureté, la cruauté, ou d'autres sentiments du même genre, vous devez faire en sorte que les parties procèdent dans leurs mouvements sans demi-ton (halfe note), c'est-à-dire que vous devez faire en sorte qu'elles procèdent par tons entiers (whole note), tierces majeures, sixtes majeures, etc. (quand je parle de tierces majeures ou mineures, et de sixtes, vous devez comprendre qu'elles doivent l'être par rapport à la basse); vous pouvez également utiliser des cadences liées à la quarte ou à la septième, ce qui, en longues notes, exacerbera l'harmonie: mais lorsque vous voulez exprimer une passion plaintive, alors vous devez utiliser des mouvements procédant par demi-tons (halfe notes); des tierces mineures et des sixtes mineures, qui par nature sont douces, en particulier lorsqu'elles sont prises dans la vraie mélodie (true tune) et dans l'air naturel (naturall aire), avec discrétion et discernement.»

L'opposition que nous retrouvons ici, entre les sentiments durs d'un côté, plaintifs de l'autre, est caractéristique de l'approche de Zarlino qui, comme nous l'avions vu, n'intégrait pas la catégorie de la joie et de la gaieté. En conséquence, il associait les intervalles majeurs (tierces, sixtes) non pas à la joie, mais à la dureté, à la rudesse; il mentionnait aussi, tout comme Morley, la nécessité de ne pas exagérer dans l'utilisation de ces procédés expressifs, de manière à ne pas offenser le bon goût («di maniera però che non offendi», ce que Morley traduit: «but yet so that it offend not»); il discutait également la possibilité d'employer dans ce contexte les retards de quarte ou de septième. Il ne fait donc guère de doute que Morley nous livre ici une simple lecture de son illustre collègue italien. La suite va renforcer encore cette impression: Morley y affirme que ce ne sont pas uniquement les harmonies qui contribuent à la traduction de l'affect, mais également les mouvements mélodiques...

 

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RMSR mars 2014

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