No. 68/2    juin 2015

 

Les hymnes nationaux

par Vincent Arlettaz

Delacroix La liberté guidant le peuple

Fig.1: Eugène Delacroix (1798-1863): 'La Liberté guidant le peuple' (1830), Paris, Louvre. © dr

 

En Suisse, la question de l'hymne national est devenue une sorte de feuilleton au long cours: on ne compte plus en effet les critiques, les tentatives de réforme ou de révision dont a fait l'objet notre vénérable Cantique suisse, «Sur nos monts quand le soleil». Ce dernier n'a d'ailleurs de rôle officiel à jouer que depuis une date assez récente: proposé comme hymne national en 1961 pour une période probatoire de trois ans, puis prolongé, il n'a été confirmé définitivement qu'en 1981. Ce qui ne l'empêche pas d'être régulièrement attaqué, notamment pour son texte, souvent jugé obsolète, voire pour sa musique, parfois perçue comme insipide ou lourde. Interpelé à maintes reprises, notre Conseil Fédéral ne semble pas prendre la chose trop au tragique: observant que le Cantique suisse a le mérite de chanter la beauté de la nature et l'amour de la patrie sans faire usage de métaphores belliqueuses, il rappelle qu'aucune démarche officielle n'est actuellement en cours en vue de le remplacer ou de le réviser. Malgré cela, 2015 pourrait bien être une année cruciale: un grand concours national, organisé par la «Société Suisse d'Utilité Publique» (SSUP), arrive en effet à son terme; sur pas moins de 200 projets de réforme déposés en été 2014, six ont été sélectionnés par un jury de personnalités publiques, enregistrés par le Choeur Suisse des Jeunes, sous la direction de Hansruedi Kämpfen, et mis au vote sur internet. A l'heure où nous écrivons, trois versions sont encore en lice, les résultats définitifs devant être promulgués en septembre 2015. Alors, n'est-il pas grand temps de nous pencher sur la question? Mais qu'est-ce, finalement, qu'un bon hymne national? Avant de se prononcer sur la valeur du nôtre, ne devrait-on pas s'intéresser à ce qui existe en la matière au niveau international? S'inspirer des réussites de nos voisins, tout en évitant leurs erreurs, n'est-ce pas se donner plus de chances de faire progresser notre cause?

Un hymne national, finalement, n'est rien d'autre que l'équivalent de ce que peut être, dans le domaine visuel, un drapeau ou une bannière: un symbole immédiatement reconnaissable, renvoyant à une entité politique et humaine, et incarnant le plus souvent ses valeurs, son identité: pour s'en convaincre, il suffira de poser côte à côte le drapeau bleu blanc rouge, qui vous fera immédiatement penser à la Révolution française; et la bannière étoilée rouge et bleue, que nous avons vue sur les combinaisons des hommes qui ont foulé le sol de la Lune, sur les jeeps du débarquement de Normandie... et sur les casques de la guerre du Viêt-Nam. Si les drapeaux ne laissent pas indifférent, que pourra-t-on dire des hymnes nationaux? Après quelques notes à peine de la Marseillaise, ne croirait-on pas voir s'ouvrir nos manuels d'histoire? Et lorsqu'on entend «God save the Queen», n'a-t-on pas l'impression que défilent devant nos yeux Victoria, Churchill et les fameux bus rouges à impériale?

Alors que les blasons médiévaux débordaient de créativité, utilisant aigles, clés, poissons, épées, ours, bateaux, tours ou autres roses, les drapeaux des Etats modernes pourront sembler d'une uniformité bien terne: une grande partie d'entre eux ne sont formés en effet que de deux ou trois bandes de couleurs unies -- souvent les mêmes d'ailleurs. Une croix, quelques étoiles, un croissant, une feuille ou une silhouette d'arbre viennent parfois rompre cette monotonie. En musique, on semble avoir fait preuve de plus d'originalité; déjà, les paroles des hymnes nous font entendre des langues d'une variété inouïe; quelques mélodies traditionnelles, africaines ou asiatiques, se sont glissées ici ou là; et surtout, trente ou soixante secondes de musique peuvent contenir un nombre élevé d'événements contrastés, suggérant une véritable dramaturgie, affirmant un profil psychologique qui peut se révéler -- selon les cas -- belliqueux ou tendre, timide ou arrogant, douloureux ou confiant. Si l'on prend la peine de s'y pencher attentivement, d'étonnantes découvertes nous attendent!

Ce contenu émotionnel, produit de la magie du langage musical, n'est pas anodin: nous nous trouvons ici au coeur même d'un univers hautement sensible; des guerres ont été entreprises, des gens sont morts, parfois par millions, pour les principes dont nous allons ici proposer une lecture critique. Nous prions donc le lecteur de ne pas voir dans les pages qui suivent un jugement ou une provocation, visant les valeurs d'un peuple ou la fierté d'une nation. Notre propos sera autre: il s'agira pour nous essentiellement de mettre en évidence la manière dont la musique est utilisée pour exprimer l'état d'esprit, l'identité même d'un groupe humain. Dans cette approche toutefois, nous ne pourrons pas éviter d'aborder la question des paroles, qui est intimement liée à celle de la musique, mais qui est souvent beaucoup plus délicate, évidemment.

Nous proposons donc, pour commencer, d'examiner un certain nombre d'hymnes étrangers. Plusieurs sont très connus -- d'autres beaucoup moins, mais leur intérêt ne le cède en rien à celui des premiers. Ce faisant, notre but sera de tenter de mettre à jour les conditions du succès en cette matière; et de définir quels sont les pièges, où résident les principales difficultés. Musicalement, nous procéderons surtout par analyse des mouvements mélodiques et des rythmes; nous nous arrêterons peu en revanche sur l'harmonie: en effet, celle-ci n'est généralement pas partie intégrante de l'hymne, dont il peut exister plusieurs arrangements différents; notons d'ailleurs que, pour la plupart des hymnes (qui ne sont que rarement des mélodies complexes), l'harmonisation est à peu près évidente, et une marge de manoeuvre relativement étroite est laissée à l'arrangeur; nous aurons toutefois à signaler quelques exceptions.

Ce panorama des hymnes étrangers une fois dressé, nous pourrons revenir à notre propre hymne helvétique, dont nous tenterons d'estimer la valeur et les problèmes; enfin, nous nous pencherons sur les travaux récents liés à sa révision, et tâcherons de définir leurs mérites et leurs chances de succès.

 

Les classiques: Grande-Bretagne, France, Etats-Unis

Les hymnes britannique et français figurent indéniablement parmi les plus célèbres de tous; ils illustrent par ailleurs de manière paradigmatique deux des formules les plus universelles auxquelles on a pu avoir recours dans ce domaine: celle du choral religieux et celle de la marche militaire. Il est donc naturel de commencer par les étudier dans un certain détail. Et à tout seigneur, tout honneur: l'illustre God save the Queen est en effet le plus ancien hymne encore en activité; si son origine exacte se perd dans une certaine obscurité, la plus ancienne publication qui en ait été conservée date de 1744, et ses premières exécutions publiques sont attestées en 1745 déjà. Les analystes ont même pu suggérer des analogies avec des compositions encore plus anciennes, dues à John Bull (1562/3-1628) ou à Henry Purcell (1659-1695), qui auraient anticipé une partie significative de ses caractéristiques musicales; l'auteur de la version définitive reste toutefois anonyme, aussi bien pour la musique que pour les paroles.

 

God save the Queen

Ex.1: L’hymne britannique'‘God save the Queen', dans une de ses versions actuelles.
Il n'existe pas de version officielle; le monnayage rythmique de
l'avant-dernière mesure, en particulier, peut varier.

 

God save the Queen illustre donc le modèle du choral religieux (ex.1): la mélodie recourt essentiellement à des mouvements conjoints, qui sont typiquement de nature vocale -- comme on peut le voir dans le chant grégorien ou la polyphonie de la Renaissance; les valeurs rythmiques, très égales, sont caractéristiques des hymnes religieuses protestantes, elles-mêmes influencées au départ par les conceptions du plain-chant catholique, non mesuré. L'aspect religieux est bien sûr confirmé par les paroles, qui font explicitement référence à Dieu, à qui l'on confie la protection du chef de l'Etat, la Reine -- ou le Roi, selon les circonstances dynastiques; dans ce cas, le mot Queen est remplacé par King, ce qui, du point de vue de la prosodie, ne crée pas de différence. Cette conception musicale est en harmonie avec la grande tradition chorale britannique, une des plus riches au monde -- et c'est sans doute ce qui a assuré le succès universel de cet hymne. L'évolution de la ligne mélodique est également reprise des cantiques religieux: ainsi, la première phrase commence par monter, de manière très modérée (sur une quarte au total) puis redescend, tout aussi prudemment. La deuxième phrase (mes.7) est attaquée sur la quinte supérieure, marquant le milieu de la mélodie environ, et son sommet musical et émotionnel; après quoi l'on rejoint lentement le point de départ, non sans un ultime sursaut (mes. 13). Au total, nous sommes en présence d'une sorte de colline -- ou mieux, de marée, montant et descendant en plusieurs petites vagues, portant le sentiment patriotique et religieux, et créant un crescendo naturel et profondément humain. La phrase montante aussi bien que la descendante sont par ailleurs construites sous forme de marches mélodiques, qui sont un moyen musical privilégié pour suggérer une telle gradation lente.

Ce qu'il est important de noter, c'est que cette ligne très peu mouvementée (au contraire de nombreux autres hymnes) permet de créer un effet solennel et très digne, très british en somme. Et de fait, le succès de cette noble mélodie fut foudroyant: dès le XIXe siècle, adaptée à d'autres paroles, elle servit d'hymne au Danemark, en Suède, en Russie, aux Etats-Unis, dans plusieurs Etats allemands avant l'unification, et bien sûr en Suisse, jusqu'en 1961 (sur les paroles «O monts indépendants» / «Rufst Du, mein Vaterland»). De ces démarquages, ne subsiste aujourd'hui plus que l'hymne du Lichtenstein («Oben am jungen Rhein / Lehnet sich Lichtenstein / An Alpenhöhn»). La sensibilité actuelle pourra s'étonner que plusieurs pays différents adoptent un symbole de reconnaissance identique; la réponse est simple: en cette période pionnière, le concept même d'hymne national ne s'était pas encore dégagé avec clarté; l'attention était portée davantage sur les paroles, et de surcroît, en l'absence de radio, de télévision et de grandes compétitions sportives internationales, la plupart de ces hymnes servaient essentiellement à l'échelle locale. Quoi qu'il en soit, le God save the King inspira également de nombreux compositeurs de musique savante, servant de prétexte à de multiples variations (par Paganini et Beethoven notamment); il fut aussi utilisé pour symboliser ce qui est britannique, comme dans la Bataille de Vitoria de Beethoven (1813); il figure également comme péroraison de la Jubel-Ouvertüre de Carl Maria von Weber (1818) -- ce ne sont là bien sûr que quelques exemples parmi une multitude d'autres.

 

France

On ne pourrait imaginer contraste plus grand qu'entre les hymnes britannique et français: mélodiquement, la Marseillaise procède en effet essentiellement par mouvements disjoints -- notamment par arpèges majeurs, évoquant par là une musique instrumentale, et plus spécifiquement des sonneries de cuivres naturels; et les rythmes pointés, omniprésents, font référence aux percussions, comme le tambour. En un mot comme en cent, nous sommes en présence d'une marche militaire où le Créateur, sans surprise, n'est pas mentionné. La pente mélodique est également beaucoup plus accusée: il s'agit tout d'abord d'une montée foudroyante sur une octave -- soit presque le maximum de ce qu'il est possible de demander à une foule de chanteurs amateurs, mêlant sopranos, basses, ténors et altos (ex.2, mes.1-2).

 

La Marseillaise

Ex. 2: Version actuelle de l'hymne national français, la 'Marseillaise',
composé en 1792 et définitivement adopté en 1879.

 

Après cette fusée pétaradante, on est contraint bien sûr de redescendre. Mais en permanence, par la suite, se fera sentir la volonté impérieuse de s'élever; c'est le cas notamment pour toute la deuxième phrase (dès la mesure 5), où nous retrouvons le principe de la gradation par marche. Cet effort vers l'idéal est ensuite ponctué par un arpège majeur descendant, formule musicale d'un caractère extrêmement affirmatif, voire péremptoire (mes.9-10). Mais la Marseillaise, qui n'est pas d'un bloc, n'est pas dépourvue d'une certaine sophistication: suit en effet une phrase descendante en mineur (mes.15-18), mode choisi pour exprimer l'angoisse du peuple devant les actes barbares commis par les ennemis de la Révolution. Indépendamment du contexte historique qui a vu naître cette mélodie, cet épisode contrastant, de caractère vocal, sert en fait surtout à récupérer des forces, à accumuler des tensions souterraines et à mieux préparer l'explosion finale, à nouveau basée sur un arpège majeur descendant, répété («Aux armes citoyens», mes.19-22) -- formule impérative et énergique, on pourrait même dire: à la limite de la brutalité. Nous sommes de toute manière en présence d'une expression populaire, diamétralement opposée à une esthétique élitaire, raffinée et au second degré. Le tout se termine par une ultime montée, un peu plus lente, mais d'un caractère d'autant plus impérieux, sur le mot «marchons»; c'est ici (sur «un sang impur») qu'est enfin touchée la note la plus élevée, formant un ambitus total d'une neuvième -- qui est plus ou moins la limite de ce que peut produire sans difficulté une foule...

 

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Revue Musicale de Suisse Romande juin 2015

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(page mise à jour le 16 juillet 2015)