No. 69/1    mars 2016

 

Une voix romantique

Le cor anglais

par Vincent Arlettaz

Felix Charles Berthélemy (1829-1868)

Fig. 1: Felix Charles Berthélemy (1829-1868), professeur au Conservatoire de Paris, jouant un cor anglais Triébert. Gravure par A. Collette, in: S. Stern: ‘Manuel général de musique', Paris, Brandus, 1850. Source: New Grove (2001), t. 18, p. 283.

 

Comment imaginer l'orchestre romantique sans la voix veloutée, mystérieuse et nostalgique du cor anglais? A quel autre instrument Dvorák aurait-il pu confier le sublime largo de sa Symphonie du Nouveau Monde? Inconnu de l'orchestre de Mozart et de Beethoven, le cor anglais fait une entrée fracassante dans notre culture musicale avec la Symphonie Fantastique d'Hector Berlioz (1830). Pourtant, son histoire était alors déjà ancienne: apparu vers le milieu du XVIIIe siècle, il s'était fait une place, modeste certes, dans l'opéra italien de l'époque classique, et même -- dans une moindre mesure -- dans la musique de chambre. Rien à voir cependant avec la véritable frénésie qu'il suscita dans les décennies suivantes. Petit retour sur une merveilleuse aventure au pays du son!

 

Prenez le premier mélomane venu -- ou même un musicien professionnel, pourquoi pas -- et soumettez-le à un petit test: faites-lui entendre, successivement, du hautbois, du hautbois d'amour et du cor anglais; dans un grand nombre de cas, sa préférence ira à l'un des deux derniers. Ce fait, un peu vexant pour le hautbois, dont la sonorité a pourtant fait des progrès de géant en l'espace de quelques décennies, nous explique le succès foudroyant du cor anglais dans la première moitié du XIXe siècle: alors que le hautbois, plus brillant, plus clair, parfois même plus pointu, avait dominé l'orchestre de l'époque baroque, avec l'avènement du romantisme, la couleur plus voilée, plus nostalgique du cor anglais se trouvera correspondre admirablement à l'esprit du temps. Mais écoutons plutôt Berlioz lui-même nous décrire ce que lui inspire cette voix nouvelle:

«[...] son timbre, moins perçant, plus voilé et plus grave que celui du hautbois, ne se prête pas comme lui à la gaité des refrains rustiques. Il ne pourrait non plus faire entendre des plaintes déchirantes; les accents de la douleur vive lui sont à peu près interdits. C'est une voix mélancolique, rêveuse, assez noble, dont la sonorité a quelque chose d'effacé, de Lointain, qui la rend supérieure à toute autre, quand il s'agit d'émouvoir en faisant renaître les images et les sentiments du passé, quand le compositeur veut faire vibrer la corde secrète des tendres souvenirs. [...]»

En fallait-il plus pour rallier les suffrages d'une génération nourrie par les méditations des Chateaubriand, des Lamartine et des Nerval? Déjà en faveur à l'opéra, le cor anglais obtiendra rapidement sa place dans les concerts symphoniques, d'abord en France, puis en Russie, et un peu plus tard en Allemagne, en Scandinavie. Voix romantique par excellence, paradoxe fait instrument, il occupe une place royale à l'orchestre, où tous se taisent lorsqu'il se décide à chanter; mais son répertoire, en dehors de la musique symphonique, reste étroit, son histoire méconnue. Même le mystère de sa sonorité n'a semble-t-il jamais été percé.

 

Mystérieuse sonorité

En soi, la beauté sonore de tout instrument, quel qu'il soit, est déjà une sorte de miracle. Mais dans le cas du cor anglais, une question plus spécifique se pose: comment expliquer la différence assez remarquable de couleur par rapport au hautbois, dont la facture est pourtant très similaire? Faisons une première expérience: essayons-nous à jouer sur un cor anglais moderne sans son pavillon: les notes les plus graves seront bien sûr trop hautes, mais le timbre restera bel et bien celui du cor anglais -- peut-être un peu moins couvert sur certaines notes, mais impossible à confondre avec celui du hautbois. Le profil du pavillon en forme de poire (adopté sans doute pour des raisons esthétiques) n'est donc pas l'origine de cette couleur sonore si particulière. Deuxième expérience: on peut jouer du cor anglais avec une anche de hautbois! Cette solution n'est pas optimale du point de vue de la justesse, ni de la sonorité, qui devient plus étroite, moins épanouie; mais le timbre du cor anglais reste nettement reconnaissable, et n'a rien à voir avec ce que l'on obtient si l'on utilise la même anche avec un hautbois. Quant au matériau dont est fait l'instrument, il est le même que celui du hautbois de manière générale. Où se trouve donc la clé de l'énigme? En fait, comme pour tout instrument à vent, c'est la forme du volume intérieur, ce que l'on appelle la perce, qui est ici le critère déterminant. Dans cette perspective, on observera que la perce du cor anglais est proportionnellement plus étroite que celle du hautbois, et c'est peut-être là l'explication de sa sonorité plus voilée -- le phénomène est même plus accentué dans le cas du basson, qui a encore une autre couleur sonore.

Quoi qu'il en soit, puisque la forme du pavillon n'est pas en cause, il est tout à fait possible d'imaginer que les précurseurs du cor anglais (des hautbois alto ou ténor dépourvus de cette poire) possédaient déjà, au moins en partie, des caractéristiques de timbre qui se rapprochent de ce que nous aimons et recherchons aujourd'hui encore dans le cor anglais. Ces prédécesseurs sont au nombre de trois au moins: la «taille de hautbois» (hautbois ténor), créée sans doute en même temps que le hautbois lui-même, vers le milieu du XVIIe siècle, en France; le «hautbois de chasse» (oboe da caccia) apparu en Allemagne vers 1720, et parfois appelé aussi Waldhautbois («hautbois de forêt»), et la vox humana, sans pavillon, utilisée en Angleterre et en Italie du Sud, entre 1730 et 1780. Dans l'article suivant, Florence Badol-Bertrand détaille les attestations qui existent pour ces différentes variantes dans le contexte français spécifiquement. Nous ne pouvons ici développer pleinement la question pour les pays voisins, et nous contenterons de mentionner quelques repères très généraux. Alors que la taille de hautbois et la vox humana ont été utilisées surtout dans les bandes de hautbois (notamment militaires) et, occasionnellement, au théâtre, il existe un riche répertoire pour le hautbois de chasse dans la musique sacrée, surtout chez Johann Sebastian Bach (1685-1750). Plusieurs cantates, et surtout les deux grandioses passions, y ont recours; il est même utilisé par paire dans l'air sublime de soprano «Aus Liebe will mein Heiland sterben» (saint Matthieu), ou celui pour basse «Mache dich mein Herze rein» (idem). Il n'y en a qu'un en revanche dans l'air de soprano «Zerfliesse mein Herze» (saint Jean), et il dialogue avec un traverso. Cette combinaison intimiste (le son du traverso est notablement peu puissant) nous indique que le hautbois de chasse n'a pas pu être un instrument tonitruant; et d'autre part, le sens des paroles («Fonds en flots de larmes, ô mon coeur») nous suggère que sa couleur sonore a probablement déjà comporté les résonances nostalgiques qui caractériseront plus tard le cor anglais. Pour en être absolument certain, il faudrait toutefois pouvoir retrouver des anches -- et celles-ci n'apparaissent pas, même pour le hautbois, avant la fin du XVIIIe siècle. La même situation prévaut d'ailleurs pour le hautbois d'amour, dont le centre de rayonnement fut Leipzig, et que Bach utilise dès son arrivée dans cette ville, en 1723. Exactement à mi-chemin entre le hautbois et le hautbois de chasse, cet instrument en la fut également une spécialité allemande -- Telemann notamment a aussi écrit à son intention. Le terme «amour» (oboe d'amore) confirme par ailleurs que nous sommes en présence d'un instrument à la sonorité plus chaude, plus veloutée que le hautbois. Quant au hautbois de chasse, il doit probablement son nom à sa forme très incurvée, et à son pavillon évasé (souvent en métal), deux éléments qui évoquent un cor.

Le hautbois d'amour devait disparaître totalement du paysage dès le milieu du XVIIIe siècle, et ne réapparaître que vers la fin du XIXe siècle; quant au hautbois de chasse, il se prolonge somme toute assez naturellement en fondant ses destinées avec celles du cor anglais. C'est en effet en Allemagne également que, selon toute apparence, ce dernier est né; plus particulièrement en Silésie, où un pavillon en forme de bulbe aurait été ajouté à un hautbois de chasse déjà peu après 1720. Si le son du cor anglais reste un mystère, que dire de son nom? La forme courbe peut justifier l'appellation de «cor», mais «anglais» n'est pas véritablement explicable. Des trois hypothèses classiques, anglais mis pour «anglé» semble peu probable, car les premiers instruments coudés n'apparaissent guère avant la fin du XVIIIe siècle; rien dans l'histoire de l'instrument n'évoque particulièrement l'Angleterre à ce stade; enfin, «englisch» («anglais») mis pour «engellisch» («angélique») correspondrait bien à la douceur (déjà remarquée) de la sonorité, mais cette hypothèse n'est pas vraiment étayée par des documents d'époque. Quoi qu'il en soit, l'expression «corno inglese» apparaît de manière irréfutable dès le milieu du XVIIIe siècle; c'est en effet l'opéra italien qui, après la musique sacrée de Bach, allait adopter l'instrument. Une première attestation existe en 1749, pour la version viennoise d'un ouvrage du Napolitain Niccolò Jommelli (1714-1774), Ezio. Gluck s'en saisit à son tour dès 1755, et en utilise notamment deux dans l'air «Piango il mio ben così» de l'Orfeo (version viennoise, 1762); il ne s'agit pas véritablement de solo toutefois. La même disposition par paire est reprise par Joseph Haydn dans sa 22e symphonie, «Le philosophe» (1764), de même que dans un mouvement de son Stabat mater (Virgo virginum præclara, 1767)...

 

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Revue Musicle de Suisse Romande, mars 2016

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