No. 69/2    juin 2016

 

L'énigme de la

Haute-contre

Par Matthieu Heim

Jelyotte

Pierre de Jélyotte (1713-1797), une des plus célèbres hautes-contre de l’histoire. Originaire du Sud-Ouest, il participa à la reprise d’ouvrages de Lully, et créa plusieurs rôles de Rameau. Portrait attribué à Louis Tocqué, collection Pierre de Bourg.

 

Le succès de la reprise d'Atys de Lully à l'Opéra-Comique en 2011, presque vingt-cinq ans après sa résurrection dans la mise en scène de Jean-Marie Villégier (1987), a montré que l'engouement pour la musique baroque n'a pas faibli. Au contraire, la multiplication des concerts, des festivals et, surtout, des enregistrements discographiques tout au long des dernières décennies a conforté la légitimité du répertoire baroque aux côtés des répertoires classique, romantique et contemporain. Mais cette redécouverte musicale s'accompagne bien souvent pour le grand public d'une (re)découverte d'un répertoire lexical. Les livrets d'opéra et les pochettes de CD abondent en termes peu évidents pour les non-initiés. De fait, volens nolens, les praticiens se trouvent devant la nécessité de vulgariser leurs connaissances -- au sens noble du terme -- s'ils veulent continuer de gagner à leur cause le plus grand nombre. Et de répondre inlassablement aux sempiternelles mêmes questions... Toutefois, dans le flot des demandes, il est un mot qui revient régulièrement, suscitant à la fois curiosité et perplexité, et ce mot c'est le mot haute-contre. Essayons donc d'y voir plus clair et de comprendre, pas à pas, la réalité qu'il recouvre.

 

I. Vous avez dit «haute-contre»?

Un adjectif féminin suivi d'un préfixe prépositionnel pour désigner, généralement, une voix d'homme: quel étrange substantif que voilà! Haute-contre fait partie de ces mots qui, à l'instar d'ornithorynque, laissent toujours planer le doute sur leur genre et leur orthographe. Il ne se laisse pas facilement apprivoiser et demeure, en large part, l'apanage des spécialistes. Si les amateurs de musique baroque se risquent parfois à l'employer, c'est toujours avec la crainte de l'utiliser à mauvais escient. Pour le grand public, enfin, un mot si étrange est presque un mot étranger.

Il faut dire à la décharge de ce dernier que même les médiateurs culturels censés l'éclairer entretiennent la confusion sémantique. Le rayon «Récitals» de la FNAC, dédié aux grands interprètes lyriques, n'hésite pas à inclure des contre-ténors dans la catégorie «haute-contre». Les maisons de disques, elles, font paraître des enregistrements comportant des mentions erronées. La presse, enfin, accueille parfois dans ses colonnes des «spécialistes» peu rigoureux. Du côté des professionnels, on ne compte plus les professeurs de chant, O.R.L. et phoniatres ayant donné des définitions inexactes, voire fantaisistes, de la voix de haute-contre. Certains compositeurs ont même créé des pièces pour et avec des contre-ténors en croyant de bonne foi avoir écrit pour des hautes-contre! Des chanteurs, enfin, passent sans raison d'une terminologie à une autre, occasionnant un début de tournis pour leur public.

Le réflexe est alors de se tourner vers les premiers ouvrages accessibles, à savoir les dictionnaires de langue. Malheureusement, ils sont majoritairement inexacts, incomplets ou contradictoires, ainsi que le montre un rapide sondage. En 1989, le Petit Larousse Illustré donne de la haute-contre la définition suivante: «n.f. Voix masculine de tête, dans le registre de l'alto». Mais en 2000, le même P.L.I. change: «n.f. Voix masculine située dans le registre aigu du ténor». En une dizaine d'années, la même voix perd son caractère «de tête» et passe du registre de l'alto à celui du ténor! Le Petit Robert (1993), encore incomplet, s'approche davantage du vrai: «n.f. Voix d'homme aiguë, plus étendue dans le haut que celle de ténor», mais il renvoie à contre-ténor comme synonyme... L'article haute-contre de l'Encyclopédie Universalis (1990) ne fait guère mieux, qui accumule les aberrations: «En musique vocale, la haute-contre est la voix du ténor aigu ou voix de fausset, dont la partie était autrefois confiée à des voix d'enfants ou à des castrats». Il se termine d'ailleurs en donnant contre-ténor comme synonyme, et Alfred Deller comme exemple. Si l'on se reporte à l'article alto, on peut certes lire que «cette partie [...] autrefois était chantée par des castrats ou par des hommes qui chantaient en voix de fausset», mais aussi que cette «tessiture [...] correspondait à la voix de haute-contre». L'article ténor, enfin, commence correctement en affirmant qu'il s'agit de «la voix d'homme la plus élevée, autrefois appelée taille et haute-contre». Mais dans la typologie qui fait suite, il est dit que le caractère comique du ténor bouffe (buffo) «peut être accentué par la technique de la voix de fausset (haute-contre)». Même certains ouvrages plus spécialisés s'avèrent peu fiables. Ainsi certains auteurs donnent-ils haute-contre et contre-ténor comme une seule et même sous-catégorie du ténor. Et de citer pêle-mêle comme exemples les oeuvres de Campra, Lully, Rameau et, pour le XXe siècle, Oberon, dans Le songe d'une nuit d'été de Britten! Puisque les définitions actuelles demeurent confuses, un retour aux sources s'avère indispensable.

 

Un mot féminin pour une voix masculine?

L'origine du mot haute-contre remonte selon toute vraisemblance au XVIe siècle. Le Grand Robert date son apparition de 1553. De fait, nos recherches dans les lexiques d'ancien et moyen français ont confirmé l'absence du terme haute-contre avant cette date. Après cette date, en revanche, son occurrence devient régulière. On le rencontre dès 1606 dans le Thrésor de la langue françoyse tant ancienne que moderne de Jean Nicot:

«Haultecontre, est une des quatre parties des chansons en musique, celle qui entonne hault. Il se prend aussi pour le chantre qui tient ceste partie. »

Dès 1611, le Britannique Randle Cotgrave le traduit pour ses compatriotes:

«Haulte-contre: com. The Countertenor part in singing; alto, (a Countertenor) he that beares it.»

En 1636, Philibert Monet en donne une définition en latin dans son Invantaire des deus langues françoise et latine:

«Haute-contre, son, voix, ton, le plus haut après le dessus en accord de musique: Symphoniae sonus alter ab acutissimo. Symphoniae vox gracilior ab acutissima.»

En 1672, Gilles Ménage offre le premier aperçu étymologique en citant deux auteurs du XVIe siècle -- Guillaume de Salluste du Bartas et Clément Marot -- chez qui le mot est attesté; en outre, il s'érige contre l'usage ayant cours à l'époque de distinguer la haute-contre instrumentale de la haute-contre vocale par la suppression de la consonne {R} chez cette dernière. Le Dictionnaire de l'Académie française mentionne la haute-contre dès sa première édition (1694):

«Haute-contre. S.f. Celle des quatre parties de la Musique qui est entre le dessus & la taille. Il a bonne voix pour la haute-contre.»

Cette définition restera d'ailleurs quasi inchangée dans les éditions de 1762 et 1832-35. Le célèbre Dictionnaire universel d'Antoine Furetière donne une définition assez proche:

«On appelle haute-contre, la partie qui est une espèce de second dessus, qui fait le même effet à l'égard du dessus, que la bassetaille à l'égard de la basse. HAUTE CONTRE, est aussi le Musicien qui chante cette partie.»

Au XVIIIe siècle apparaissent les dictionnaires et encyclopédies à visée plus exhaustive. Ils reprennent donc souvent, en les additionnant plus qu'en les synthétisant, les différentes définitions que nous venons de lire. Ainsi du Dictionnaire de Trévoux en 1711...

 

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RMSR juin 2016

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