No. 69/3    septembre 2016

 

L'énigme de la 'Haute-contre' (2/2)

Par Matthieu Heim

Pierre de Jélyotte, par Delpech

Pierre de Jélyotte (1713-1797), dans le rôle du Plaisir, dans
‘Les Grâces', ‘ballet-héroïque' de Jean-Joseph Mouret (1735).
Portrait par François-Séraphin Delpech.

 

Haute-contre ou contreténor? Après avoir abordé dans notre précédent numéro le problème de la terminologie et la spécificité française de la voix de haute-contre, nous allons nous intéresser dans le présent article à dresser un inventaire rapide du répertoire et des artistes qui, à l'époque baroque ou aujourd'hui, ont donné leurs lettres de noblesse à la voix de haute-contre. Notre parcours ne pouvait non plus passer sous silence les bouleversements de l'art lyrique à l'époque romantique.

 

IV. Voix du héros ou voix héroïque?

Si le «grand motet» est le parangon du style baroque français dans le domaine sacré, la «tragédie lyrique» en est le modèle achevé sur le versant profane. Mais, dans les deux cas, la haute-contre règne sans partage. Se taillant généralement la part du lion dans les motets, elle reçoit plus souvent qu'à son tour le tout premier solo, situé immédiatement après la «symphonie» introductive. C'est le cas, par exemple, chez Sébastien de Brossard (In convertendo Dominus), chez Desmarest (De Profundis, Dominus regnavit, Lauda Jerusalem), ou encore chez Mondonville (Jubilate Deo). Mais c'est la tragédie lyrique, nous allons le voir, qui lui confère la suprématie. Et si certaines arias sacrées font déjà entendre des accents héroïques ou des traits de virtuosité, c'est à l'opéra que la haute-contre montrera l'étendue de son talent.

 

Le répertoire des hautes-contre

C'est en effet à la voix de haute-contre que sont destinés les plus importants rôles masculins du baroque français, généralement de caractère héroïque et juvénile. Citons, de Lully: Atys (1676), Bellérophon (1679), Persée (1682), Phaéton (1683), Amadis (1684), ainsi que les rôles d'Acis (Acis et Galatée, 1686), Alphée (Proserpine, 1680), Amour (Psyché, 1678) ou Renaud (Armide, 1686). De Marc-Antoine Charpentier, lui-même haute-contre au service des Guise: les émouvants Airs sur les Stances du Cid (1637), le rôle d'Orphée (La descente d'Orphée aux Enfers, 1686-7), David (David & Jonathas, 1688) ou Jason (Médée, 1693). Puis, dans les générations ultérieures: Desmarest (rôle d'Enée, dans Didon, 1693), Marin Marais (Caix dans Alcyone, 1706), André Cardinal Destouches (Agenor dans Callirhoé, 1712), ou Jean-Marie Leclair (Scylla dans Scylla et Glaucus, 1746). Rameau composa pour le célèbre Jélyotte les rôles-titres d'Hippolyte et Aricie (1733), de Castor et Pollux (1733/54), Dardanus (1745), Pygmalion (1748) et Zoroastre (1756); il faut y ajouter les rôles d'Abaris (Les Boréades, 1764), de Valère, Don Carlos, Tacmas et Damon (Les Indes Galantes, 1735), Momus, Thélème, Lycurgue et Mercure (Les Fêtes d'Hébé ou les Talens liriques, 1739). Quant à Gluck, comme on l'a déjà signalé, il dut transposer la partie d'Orphée (Orphée et Eurydice, 1774) pour la haute-contre Joseph Legros; il confia également à ce dernier les rôles d'Achille (Iphigénie en Aulide, 1774), Renaud (Armide, 1777), Pylade (Iphigénie en Tauride, 1779) et Cynire (Echo et Narcisse, 1779). Les exemples sont sans fin... Disons seulement pour résumer que, jusqu'à l'arrivée des prima donna au XIXe siècle, l'histoire de l'opéra en France se confond pendant deux siècles avec l'apogée de la haute-contre.

La haute-contre remplit aussi un rôle important dans les choeurs, dont l'importance ne se compare pas à l'opéra italien. Contrairement à leurs collègues européens, en effet, la plupart des compositeurs baroques français ne prévoyaient pas de partie d'alto mais lui substituaient deux lignes de ténor, la plus aiguë s'apparentant à la haute-contre. Evoluant entre la voix féminine (dessus) et la ligne de ténor inférieure (taille), la tessiture de cette haute-contre de choeur recoupait celle des rôles solistes, mais avec un ambitus parfois jusqu'à une tierce plus haut. Les compositeurs ont su tirer parti de cette spécificité: ainsi, jusqu'à Gluck, l'utilisation de choeurs d'hommes seuls (haute-contre, taille, basse-taille, basse), parce qu'elle met automatiquement en relief la voix supérieure, très aiguë et donc souvent nasalisée, constitue-t-elle un procédé bien connu des scènes infernales (Thésée de Lully, Acte III; Hippolyte et Aricie de Rameau, Acte II; etc.). De même, les choeurs de prêtresses peuvent être rendus plus solennels par le recours, aux côtés des femmes, à des hautes-contre travesties, etc. C'est sans doute pour cette raison que cette tradition d'une voix de ténor très aiguë en lieu et place d'une voix grave d'alto féminin dans les choeurs d'opéras français (surtout lorsqu'ils sont écrits à cinq voix) se prolonge jusqu'en plein XIXe siècle.

 

Les noms que l'histoire a retenus

Toute prétention à l'exhaustivité serait vaine. Aussi nous bornerons-nous à donner ici -- en suivant, pour plus de clarté, une trame chronologique -- les noms des figures les plus célèbres en leur temps et, donc, les plus représentatives de la voix de haute-contre. La plupart faisaient partie des chanteurs de l'Opéra, c'est-à-dire de l'Académie Royale de Musique. Cette troupe qu'il avait fondée, Lully l'animait avec autorité et talent. Il avait compris, en effet, que l'Académie devait être capable elle-même d'initier ses artistes. «Il créa l'Ecole de Chant et de Déclamation qui fut intégrée à l'Opéra. On y reçut les chanteurs déjà dégrossis par les maîtrises ainsi que les sujets dotés de belles voix, mais incultes, qui étaient découverts par hasard. On leur enseigna l'art du chant. On les prépara à la scène.» C'est Lully en personne qui «leur apprit à parler, à marcher, à entrer, à sortir. Il les envoya écouter la Champmeslé, qui était la plus grande actrice de son temps, afin d'en recevoir l'exemple de la déclamation parfaite. Voilà un fait notable: pendant toute son existence, la troupe de l'Opéra allait faire siens, cultiver et transmettre l'art de la diction et le style noble. Une première grande tradition de l'Opéra naissait.» Appartiennent à cette première génération les chanteurs Cledière, Dumesnil et Boutelou...

 

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