No. 70/3    septembre 2017

 

En quête d'identité

Maurice Ravel et ses dédicataires

Par Jean-François Monnard

Les Apaches, vers 1900

Le groupe des «Apaches», vers 1900: de gauche à droite, Ricardo Viñes, Madame et Monsieur Robert Mortier, l'abbé Léonce Petit et Maurice Ravel.

 

Certes, le 80e anniversaire de la mort de Maurice Ravel (1875-1937) n'est qu'un prétexte pour dresser une liste des dédicataires de ses oeuvres. On dira: nous voici bien loin de sa musique... Mais non point. Car il y a toujours une raison qui incite le compositeur à choisir un dédicataire particulier. Il aura le sentiment (à l'instant qu'il apposera son nom à la tête du manuscrit) d'avoir fait «le bon choix», c'est-à-dire celui-là seul que la raison puisse justifier: celui d'une dette à l'égard d'un maître (Charles de Bériot, Gabriel Fauré et André Gedalge), d'un interprète (Jelly d'Arányi, Jane Bathori, Ricardo Viñes), d'amis ou de quelques généreux mécènes comme la Princesse de Polignac, Ida Rubinstein ou Madame de Saint-Marceaux.

Ces noms déclenchent un véritable processus de remémoration, parachevant l'identification de nombreuses personnalités, faisant ressortir leurs caractéristiques, leurs traits, leurs goûts. Avec l'énoncé du dédicataire reviennent en mémoire les comportements des individus, les habitudes, et l'histoire des rapports sociaux tend à prendre un tour plus vif, une allure plus proche de la vie. Dans cette distribution sont confondus les compagnons de route, les notables et le reste de la communauté. L'absence d'une hiérarchie établit un ordre égalitaire entre tous les dédicataires. Ensemble, ils forment un réseau capable de susciter des interactions, des synergies. Un noeud de connexions. Mais si tous sont confondus, chacun est singularisé. Le dédicataire implique à la fois un champ relationnel et un champ territorial. En outre, si le titre de l'oeuvre renseigne généralement sur la forme et les sources de l'inspiration, le dédicataire permet de la situer dans le contexte de l'époque et parfois de rétablir la genèse de la composition.

Au lecteur de lier, de nouer, de pratiquer des ponts ou des relais, parmi des personnalités radicalement différentes. De flairer ce qui se passe entre eux. De constater que chacun est sous le regard des autres dans cet abécédaire insolite.

 

A

A Jelly d'Arányi (1893-1966)

Tzigane, Rhapsodie de concert pour violon et piano (luthéal)
(mars 1922--avril 1924)

C'était en juin 1922, à Londres. Ravel, en séjour dans la capitale britannique, eut l'occasion lors d'une réception d'entendre la violoniste hongroise jouer quelques mélodies tziganes jusqu'à cinq heures du matin. Petite-nièce de Joseph Joachim, élève à Budapest de Hubay, Jelly d'Arányi avait déjà attiré l'attention de Ravel à Paris, où elle avait donné deux mois plus tôt la Première Sonate de Béla Bartók, accompagnée au piano par le compositeur. La révélation de la technique éblouissante de la jeune violoniste conduit Ravel à esquisser d'abord une sonate pour violon, avant qu'il ne se décide à écrire une pièce acrobatique à son intention, idéalisant «la Hongrie de ses rêves». Soucieux d'exploiter à fond les ressources du violon, il adresse un télégramme à Hélène Jourdan-Morhange la priant d'accourir à Montfort avec son violon et les 24 Caprices de Paganini: «il voulait les entendre tous pour ne rien ignorer du violon déchaîné». Restait à endiguer tant de science! A force de multiplier les difficultés, l'espoir d'achever l'oeuvre à temps diminuait. Finalement, Jelly d'Arányi n'aura que quatre jours pour apprivoiser les traquenards de la partition avant de la présenter pour la première fois à Londres, le 26 avril 1924, avec Henri Gil-Marchex au piano. Elle sera également l'interprète de la version pour orchestre que les Parisiens découvrent le 30 novembre au Châtelet, l'Orchestre Colonne étant dirigé par Gabriel Pierné. Pour Ernest Ansermet, l'occasion est trop belle pour ne pas en faire profiter le public de l'OSR et donner Tzigane la semaine suivante à Genève avec la jeune virtuose à l'archet. Aujourd'hui, Tzigane représente toujours le même tour de force qui ne laisse pas de répit émotionnel, et quasiment aucune chance d'en sortir indemne.

 

A Louis Aubert (1877-1968)

Valses nobles et sentimentales (début 1911).
En exergue ce vers d'Henri de Régnier: «Le plaisir délicieux
et toujours nouveau d'une occupation inutile».

Pianiste et compositeur (l'un des rares que Ravel ait tutoyés), condisciple au Conservatoire dans la classe de composition de Gabriel Fauré et ancien élève de Louis Diémer pour le piano, Louis Aubert a toujours gardé en mémoire ce que fut la création des Valses nobles et sentimentales, salle Gaveau, au concert S.M.I. (Société Musicale Indépendante) du 9 mai 1911: «C'est dans cette aventure, à laquelle je fus si intimement mêlé, que réside mon souvenir le plus émouvant de Maurice Ravel. On se rappelle peut-être le très curieux essai, tenté par la S.M.I., de présenter des oeuvres inédites sans nom d'auteur, et de faire désigner celui-ci par un vote du public. C'est dans cette séance mémorable que je donnai la première audition des Valses nobles et sentimentales qu'il m'avait fait l'amitié de me dédier. L'expérience fut un désastre. Dans cette S.M.I., qui était alors le fief de Ravel, et où il avait conquis auprès d'un public averti un énorme prestige, ce recueil admirable, une des plus belles réussites du musicien, ne fut même pas écouté jusqu'au bout. En proie à une violente émotion je terminai l'oeuvre dans le bruit non point des sifflets, mais, pis encore, des conversations particulières de l'auditoire! Quelques bulletins de vote seulement attribuèrent à Ravel la paternité de cet ouvrage. L'un de ses plus farouches thuriféraires -- qui dans une causerie antérieure mettait quiconque au défi de ne point reconnaître en dix mesures la musique de Ravel -- me rencontrant dans les couloirs sans me laisser le temps de lui dévoiler la vérité, m'accable de raillerie sur cette musique d'«amateur». J'avoue que cette aventure est de celles qui, au cours de ma carrière, m'ont donné le plus à réfléchir. Elle m'apparaît en tout cas comme caractéristique de ce détachement de Ravel à l'égard du succès personnel qui le menait, devant un public acquis d'avance à sa signature, à risquer son prestige dans un tel coup de dés.»

La citation en exergue en dit long sur l'état d'esprit de Ravel lorsqu'il entreprend cette chaîne de danses. Henri de Régnier, disciple de Mallarmé, Parnassien lui aussi par l'origine et le choix, est son auteur de chevet. Ne lui a-t-il pas emprunté le texte des Grands vents venus d'outre-mer après l'avoir à nouveau cité en préambule des Jeux d'eau?

 

B

A Marguerite Babaïan (1874-1952)

Tripatos, danse chantée (début 1907)

Ravel harmonisa au total dix mélodies populaires grecques. Il en détruira quatre, six seront éditées: cinq du vivant de l'auteur, au printemps 1906, dans la traduction de Michel-Dimitri Calvocoressi (Cinq Mélodies populaires grecques), et la dernière, Tripatos, à titre posthume, en décembre 1938, dans l'Hommage à Ravel de la Revue Musicale. Marguerite Babaïan, cantatrice d'origine arménienne, belle-soeur du musicologue Louis Laloy, fut la commanditaire de la dixième et ultime mélodie dont elle donna la première audition en mai 1907 après avoir elle-même créé, l'année précédente, trois des Cinq Mélodies populaires grecques («Chanson de la mariée», «Là-bas, vers l'église» et «Tout gai!»). Ravel en orchestra deux (la première et la cinquième), Manuel Rosenthal étant le transcripteur des trois autres. En revanche, il n'existe pas d'orchestration de Tripatos, même si Ravel, dans une lettre du 8 décembre 1927 à Marguerite Babaïan, n'avait pas exclu de l'orchestrer.

Tripatos est une chanson à danser: «on fait trois pas en avant, trois pas en arrière (d'où le nom de la danse), puis les danseuses tournent en rond sur elles-mêmes.» Même si Ravel a cherché à composer dans l'esprit de la musique populaire, c'est déjà «la Grèce de ses rêves», celle à laquelle il disait vouloir rester fidèle en composant Daphnis...

 

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Revue Musicale de Suisse Romande / Maurice Ravel

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