No. 75/3    septembre 2022

 

Caroline Boissier-Butini (1786-1836)

Par Vincent Arlettaz

Caroline Boissier-Butini

Fig. 1: Caroline Boissier-Butini (1786-1836) en 1807, portrait par Firmin Massot (1766-1849). Huile sur toile, collection privée. Photographie: Monique Bernaz.

 

Issue de la haute bourgeoisie genevoise, Caroline Boissier-Butini (1786-1836) fut, à l'époque de Beethoven, une virtuose hors pair du piano. Une trentaine d'oeuvres de sa main ont en outre été conservées: six concertos pour son instrument, trois sonates et une sonatine, des variations et fantaisies, ainsi que diverses partitions de musique de chambre. Exceptionnellement bien documentée (l'artiste nous laisse non seulement des lettres, mais également de nombreux journaux intimes), sa vie s'inscrit dans un contexte en vérité bien différent du nôtre -- un univers en soi hautement privilégié, mais où les préjugés sociaux empêchent de facto d'imaginer une carrière musicale, aussi bien pour les hommes que pour les femmes.
 

A cet égard, il n'est pas interdit d'imaginer même que notre artiste ait pu être relativement moins brimée que ses collègues masculins: son mari Auguste Boissier (1784-1857), lui-même violoniste et futur pilier de la Société de musique de Genève, fut propriétaire d'un fameux Stradivarius, le «Boissier», qui sera plus tard celui de Pablo de Sarasate; en 1856, ce même Auguste s'engagea fortement pour permettre une exécution dans la cité de Calvin de l'ouverture de Tannhäuser de Wagner. Une trajectoire professionnelle dans le domaine de la musique, en d'autres temps et d'autres circonstances, ne l'aurait-elle pas tenté? Rejeton d'une famille estimée à l'époque comme l'une des dix plus riches de la ville, il sera gestionnaire de domaines agricoles. Son frère, Henri-Louis Boissier (1786-1828), compositeur à ses heures, a publié à Paris quelques romances, mais n'insistera pas davantage dans la carrière musicale. Le même air se respire dans la famille Butini, dont les moyens sont comparables, et où «les velléités artistiques des garçons ont été muselées dès l'enfance»: le frère même de notre compositrice, Adolphe (1792-1877), avait apparemment lui aussi un goût prononcé pour la musique, et aurait pu envisager une formation pianistique; mais son père prit bien soin d'y mettre son veto. Quant à Caroline, il semble avoir été moins important d'empêcher le développement de son talent -- à condition que ce dernier n'effraie pas les prétendants, le but ultime de l'éducation des filles, dans ce milieu social et à cette époque, étant bien sûr un mariage avantageux. La jeune Caroline a bien quelques doutes: la passion de la musique, pense-t-elle encore à l'âge de vingt ans, ne pourrait-elle pas repousser les jeunes gens de bonne famille? Aux yeux de ces derniers, l'amour de l'art et du plaisir ne risquerait-il pas de détourner l'épouse de ses devoirs de mère -- sans parler des dépenses qu'il entraîne? Ces craintes, finalement non matérialisées dans son cas, nous font voir le statut ambigu de la musique dans la haute bourgeoise genevoise de son temps (encore fortement marquée par l'empreinte de l'austérité calviniste originelle), ainsi que les doutes profonds qu'ont pu nourrir les artistes de ce temps et de cette classe sociale envers leurs propres aspirations.

Appartenance à l'élite oblige, il n'était pas envisageable pour Caroline Boissier-Butini de vivre une vie de concertiste, ni même de se produire dans des récitals payants; l'unique possibilité restante étant la soirée privée, le «salon». Dans ces conditions, on comprend que la différence entre musicien amateur et professionnel ait pu être plus d'une fois une question de milieu social plus que de capacité artistique; quant au dédain pour l'activité créatrice, considérée en somme comme un amusement peu utile, il explique sans doute l'atonie générale de la vie musicale dans nos régions à cette époque. L'issue étant ce paradoxe: Caroline Boissier-Butini, au final, est l'un des très rares compositeurs connus en Suisse à l'époque de Beethoven; son appartenance au sexe défavorisé aura permis qu'elle consacre l'essentiel de son temps à la musique -- sans pour autant faire de cet art, aux yeux de ses pairs, une activité véritablement «sérieuse».

 

Dans l'antichambre du Romantisme

Négligée pendant près de deux siècles, la figure de Caroline Boissier-Butini a fait récemment surface grâce au travail de la musicologue suisse Irène Minder-Jeanneret, qui en a fait le sujet de sa thèse de doctorat (2013), et qui vient de lui consacrer une monographie, publiée aux éditions Slatkine (2021) -- un ouvrage passionnant, qui intéressera le lecteur autant pour le portrait qu'il propose de la vie musicale genevoise vers 1800 que pour les informations portant spécifiquement sur notre artiste. Les sources, concernant cette dernière, sont en vérité assez uniques: de nombreuses lettres, diverses recherches et publications dues essentiellement à des initiatives familiales, et surtout un journal intime, couvrant les années 1805-1807, 1818, 1829 et 1836; il n'y est certes pas toujours question de musique, mais cette fenêtre ouverte sur l'intimité d'une famille patricienne de l'époque napoléonienne se révèle en tout point captivante. Les liens de sang ou de sociabilité nous font croiser ici des figures centrales du Romantisme -- de Mme de Staël (une cousine par alliance) à Franz Liszt, qui eut ses entrées chez les Boissier lors de son séjour genevois de 1835, en passant par Benjamin Constant ou Alexander von Humboldt.

Très inquiète de morale et de religion, Caroline Boissier-Butini fait montre également d'une remarquable curiosité intellectuelle, attisée surtout par son grand-père Jean-Antoine Butini (1723-1810), médecin et notable. Le cadre général est celui de la rue des Granges -- bastion de la haute bourgeoisie genevoise -- mais aussi la campagne vaudoise, le mari de Caroline étant propriétaire et administrateur d'un vaste domaine agricole à Valeyres-sous-Rances, entre Yverdon et Orbe (fig. 2). C'est là que notre musicienne passe ses étés dès la vingtaine, rejoignant la ville de Calvin pour l'hiver. Les voyages, encore très rares à cette époque, appartiennent également au paysage: en Suisse allemande en 1811, à Londres en 1818, et surtout à Paris, en 1818 et 1832, ainsi qu'en Italie en 1833-1834: nous y reviendrons...

 

Valeyres-sous-Rances

Fig. 2: Le Manoir des Boissier à Valeyres-sous-Rances, par Mathias Gabriel Lory
(1763-1840). Caroline Boissier-Butini y passa ses étés dès 1809. Collection privée.

 

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RMSR septembre 2022

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