No. 75/3    septembre 2022

 

Plaidoyer pour une analyse musicale éclectique (VI)

Richard Wagner: Tristan & Isolde (2/2)

par Vincent Arlettaz

Edmund Leighton: The End of the Song, 1902

Fig. 1: Edmund Blair Leighton (1852-1922): 'The End of the Song'
(Tristan and Isolde), 1902. Collection particulière. © dr

 

Nous arrivons aujourd'hui au terme de notre série sur l'analyse musicale, commencée en juin 2021. Après avoir examiné un extrait du Requiem de Mozart, le Confutatis (1791), puis le premier mouvement d'une sonatine de jeunesse de Schubert (D385, 1816), et enfin un extrait particulièrement novateur de la Damnation de Faust de Berlioz, l'Invocation à la Nature (1846), nous avions commencé, en juin 2022, à aborder une oeuvre mythique entre toutes, l'opéra Tristan und Isolde de Richard Wagner (1857-1859) -- une partition qui a suscité une littérature théorique monumentale, focalisée surtout sur le début du prélude du premier acte, en particulier sur sa fameuse dissonance initiale, dite «accord de Tristan». Nous avions observé toutefois que ce prélude, par le recours important qu'il fait encore au diatonisme, ne peut être considéré en soi comme représentatif de la modernité de Tristan; et nous lui avions préféré un extrait du deuxième acte, où nous avions relevé l'apparition de deux éléments centraux pour ce langage musical innovant: les enchaînements harmoniques à la tierce, et la prolifération étonnante d'un accord en soi déjà connu, mais jusque-là resté très marginal: la septième de sensible. La présente livraison se propose d'aller un pas plus loin, et d'examiner l'harmonie de cet extrait de Tristan sous plusieurs autres angles -- chose nécessaire, semble-t-il, si l'on entend faire voir les particularités fondamentales de ce style, difficile d'accès entre tous.

Dans la «boîte à outils» de l'analyse musicale, les méthodes quantitatives sont assurément un point brûlant: dans quelle mesure ces dernières peuvent-elles être appliquées avec succès à un objet d'étude qui n'est pas un corps matériel, mais une oeuvre d'art? D'un autre côté, comment faire comprendre l'évolution d'une écriture qui, recourant pratiquement aux mêmes matériaux de construction que ses prédécesseurs, ne les emploie pas de la même façon, et notamment pas avec la même fréquence? Comment cette fréquence pourrait-elle être exprimée, autrement qu'en formules statistiques? Les linguistes, paraît-il, ne procèdent pas différemment -- et quoi de plus proche d'une langue que l'écriture musicale, elle qui possède son vocabulaire, sa syntaxe, et même sa rhétorique?

 

Les accords

Notre article précédent s'attachait, pour amorcer notre travail, à décrire et commenter deux brefs extraits dont l'analyse, de par l'absence totale de notes mélodiques (telles que retards, appoggiatures ou dissonances de passage), était particulièrement claire. Nous avions constaté que ces deux exemples ne comportaient pratiquement que deux types d'harmonies: des accords parfaits majeurs (M) et des septièmes de sensible (dim7?). Comme nous allons le voir dans un instant, ces deux mêmes éléments jouent un rôle prépondérant également dans le reste de notre monologue de Tristan, même pour les parties qui, au contraire de celles-ci, ne sont pas d'une extrême facilité d'analyse. Mais commençons peut-être d'abord par montrer ce qu'une approche harmonique, par accords, est capable de faire avec cette musique (ex.1; pour la signifaction de nos sigles d'analyse, voir notre numéro de juin 2021, p. 39-45).
 

Wagner Tristan

Ex. 1: R. Wagner: Tristan, acte II, sc. 2, mes. 1052-1060 (éd. Breitkopf, p. 134)

 

On relèvera qu'ici aussi, les choses, bien qu'un peu moins simples que dans les deux extraits analysés dans notre précédent article, semblent quand même relativement claires, et qu'il est possible d'identifier la plupart du temps des harmonies déjà connues du langage musical occidental à cette époque. Nous ne rencontrons de véritables problèmes que dans quelques sections, nettement minoritaires, que nous considérerons un peu plus tard; pour l'instant, concentrons-nous sur tout ce qui ne comporte pas de difficultés insurmontables.

 

Les «dissonances tonales»

Revenons pour un instant au second passage statique facile analysé dans notre précédente livraison -- celui qui est composé presque entièrement d'accords de septième de sensible (ex. 2):
 

Wagner Tristan

Ex. 2: R. Wagner: Tristan, acte II, sc. 2, mes. 1091-1097 (éd. Breitkopf, p. 136)

 

Un des rares analystes à s'être penché sur cette page de manière un tant soit peu détaillée est Serge Gut, qui nous dit à son propos:

«Barraud parle d'une «formule harmonico-mélodique très belle et très étrange» (Les Cinq Grands Opéras, p. 124) et Chailley d'une «harmonie étrange et profonde» (Tristan et Isolde, p. 87). En fait, personne n'explique ces enchaînements, qui méritent d'être examinés de plus près. [...] Il s'agit[...] de l'enchaînement de deux accords de septième de sensible à l'état de second renversement [...]. En soi, il n'y a là rien de très révolutionnaire puisqu'il s'agit d'accords classés utilisés depuis déjà longtemps à l'époque. [...] Autrement dit, le vocabulaire (les accords) est usuel mais la syntaxe (façon de les enchaîner) est inhabituelle. Ceci est plus fréquent chez les compositeurs allemands que chez les français.» ...

 

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RMSR septembre 2022

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