No. 75/4    décembre 2022

 


Homère & Virgile en musique

Présence de l'épopée (I)

Par Vincent Arlettaz

Odyssée, les Sirènes

Fig.1: Ulysse et les sirènes. Vase (‘stamnos') à figures rouges, Athènes, vers 480-470 av. J.-C., découvert à Vulci (Italie). Londres, British Museum.

 

Oeuvres fondatrices de la littérature européenne, l'Iliade et l'Odyssée d'Homère ont fasciné des dizaines de générations de lecteurs, séduits par l'évocation d'un monde fabuleux, fait de voyages au long cours, d'îles peuplées de princesses ou de cyclopes, de rochers hantés par des sirènes, ou encore de visites au séjour des morts. Sept siècles plus tard, le poète latin Virgile devait rendre hommage à son illustre devancier, reprenant ses thèmes et ses personnages, et ajoutant l'épisode des amours malheureuses de la reine carthaginoise Didon. Autant de situations poétiques qui ne pouvaient que provoquer la créativité des peintres, des sculpteurs et des musiciens.

 

Si l'on définit l'épopée comme un type de récit centré sur les exploits extraordinaires de héros, sur les aventures exceptionnelles d'individus dont le format dépasse la moyenne des êtres humains, on pourrait bien être tenté d'affirmer que le genre, en ce début de XXIe siècle, est plus vivant que jamais: certaines fictions cinématographiques à succès, telles que les fameuses séries anglo-saxonnes Star Wars ou Game of Thrones, ne sont-elles pas, en fin de compte, une sorte d'écho lointain aux combats légendaires d'Achille ou aux pérégrinations interminables de l'astucieux Ulysse? Le mystérieux barde aveugle Homère -- s'il a jamais existé -- avait fixé, huit siècles avant notre ère, les canons de cette littérature épique, qui imprégna profondément l'Antiquité grecque et inspira de multiples émules, au premier rang desquels figure celui qui fut peut-être le plus grand poète latin de tous les temps: Virgile. Jouissant d'un prestige considérable pendant tout le Moyen Age, l'oeuvre maîtresse de ce dernier, l'Enéide, fut dès la Renaissance au centre des préoccupations des Humanistes; avec le renouveau des études grecques, dès le XV?esiècle, l'Iliade et l'Odyssée d'Homère vinrent la rejoindre. Dès lors, ces trois oeuvres mythiques suscitèrent un nombre incalculable de productions dans le domaine des beaux-arts, de la sculpture ou de l'opéra. Avec les Lumières, puis surtout avec l'avènement du romantisme, leur étoile pâlit considérablement, mais elles ne disparurent pas totalement du paysage; en attestent les Troyens d'Hector Berlioz (1858), la Pénélope de Gabriel Fauré (1913), ou encore l'opéra Ulisse de Luigi Dallapiccola (1968). Pourtant, lorsque l'on considère l'ensemble des ouvrages musicaux basés sur ce fonds littéraire, central entre tous pour la culture européenne, on sera plutôt surpris de constater que peu d'entre eux ont réellement atteint une notoriété universelle. Le plus présent, pour les auditoires actuels, est sans doute l'opéra de Henry Purcell (1659-1695) Dido and Aeneas (1689), dont le lamento final a acquis une célébrité considérable; également largement connus, bien que leur succès auprès du public soit plus discutable, sont les Troyens d'Hector Berlioz (1803-1869); les décennies récentes ont également redonné une certaine visibilité au Retour d'Ulysse dans sa patrie -- une partition attribuée à Claudio Monteverdi (1567-1643), mais dont l'authenticité n'est pas absolument certaine. Enfin, la Didone (1641) de son successeur Francesco Cavalli (1602-1676) a elle aussi refait surface. Mais d'autres oeuvres, parfois dues à de véritables célébrités, sont restées dans l'ombre: ainsi de l'opéra Telemaco, ossia L'isola di Circe (1765) de Christoph Willibald Gluck; de l'oratorio Odysseus (1874) de Max Bruch; de la cantate Homère (vers 1900) de Nikolaï Rimsky-Korsakov; ou encore de la Pénélope de Gabriel Fauré (1913), déjà citée.

Lully lui-même avait commencé une tragédie lyrique sur Achille et Polyxène; sa disparition, en 1687, en empêcha l'achèvement, et il ne nous reste de sa plume que l'ouverture et le premier acte; bien que complété par son élève Pascal Collasse, l'ouvrage resta pratiquement inconnu. D'autres opéras baroques ne furent pas plus heureux; par exemple, le Ulysse (1703) de Jean-Féry Rebel (1666-1747) (dont on ne connaît aujourd'hui pratiquement plus que le très original Chaos, qui ouvre son ballet Les Elémens); ou la trilogie Circe (1702), Penelope (1702) et Ulysses (1722) de Reinhard Keiser (1674-1739), compositeur vedette de l'opéra de Hambourg. Le fameux librettiste Pietro Metastasio (1698-1782) avait créé dans sa jeunesse, en adaptant considérablement le livre IV de l'Enéide, un poème intitulé Didone abbandonata (1724); celui-ci -- un de ses tout premiers livrets d'opéra -- fut mis en musique par des dizaines de compositeurs, certains très célèbres, comme Domenico Scarlatti, Albinoni, Händel, Hasse ou Porpora; ainsi que par de nombreux autres plus ou moins obscurs, comme Leonardo Vinci, Galuppi, Jommelli, Traetta, Sarti, Sacchini, Piccinni, Gazzaniga ou Paisiello; il fut même utilisé jusqu'au début du XIXe siècle, et ses dernières versions sont celles de contemporains de Beethoven, comme Paër (1810), Mercadante (1823) ou enfin Reissiger (1824); cette ultime mouture, dont la création à Dresde fut dirigée par Carl Maria von Weber, avec un succès modeste, est un maillon historique important: aujourd'hui bien oublié, Carl Gottlieb Reissiger (1798-1859) succéda en effet à Weber à la tête de l'opéra de Dresde, et eut plus tard comme second Richard Wagner -- le même Wagner qui, dans une lettre célèbre à Franz Liszt, affirme être redevable à ce prédécesseur, plus précisément pour Tannhäuser et Lohengrin; assurément, redécouvrir l'oeuvre de cette figure de l'ombre serait très intéressant. Malheureusement, les enregistrements consacrés à cet artiste ne sont pas légion; et sa Didone ne fait pas exception à la règle.

Vers le milieu du XIXe siècle, les oeuvres lyriques basées sur Homère ou Virgile deviennent particulièrement peu nombreuses; nous avons déjà mentionné les Troyens de Berlioz (1858), qui restent plutôt isolés à leur époque; nous examinerons cet ouvrage en détail un peu plus tard. La situation tend à s'améliorer dans les décennies suivantes, avec une poignée d'oeuvres -- aujourd'hui complètement oubliées -- auxquelles nous avons déjà fait allusion précédemment: l'oratorio Odysseus de Max Bruch (1874) et la cantate Homère de Rimsky-Korsakov (vers 1900). A l'extrême fin du siècle, un compositeur allemand méconnu, August Bungert (1845-1915) avait même entrepris de créer, dans le registre de l'épopée classique, ce que Wagner avait tenté dans le domaine des légendes germaniques avec son Ring. Intitulé Monde homérique («Homerische Welt»), le projet ambitieux de Bungert, sorte de contrepoint méditerranéen aux aventures des Wälsungen, avait été conçu en deux cycles: une Iliade qui ne fut qu'esquissée, et une Tétralogie de l'Odyssée, entièrement réalisée, et dont les quatre volets sont: Kirke (Circé, 1898), Nausikaa (1901), Odysseus Heimkehr (Le Retour d'Ulysse, 1896) et Odysseus Tod (La Mort d'Ulysse, 1903). Cet étrange produit de la vénération germanique pour la culture grecque mériterait certainement d'être connu, mais il ne semble pas en exister d'enregistrement. Il correspond à une phase historique où la méfiance romantique pour les grandes références classiques, précédemment perçues comme rigides et impersonnelles, commençait à perdre du terrain, et où l'intérêt pour les mythes était relancé par l'apport nouveau de la psychanalyse.

Toujours est-il que, pour notre sujet, le XXe siècle devait se montrer un peu plus créatif que le précédent. Nous avons déjà cité brièvement la Pénélope de Fauré (1913), qui ne connut qu'un succès limité. De Michael Tippett, nous avons encore un Roi Priam (1962), qui fut donné dans plusieurs pays. Et de Luigi Dallapiccola, comme mentionné ci-dessus, un opéra Ulisse (1968), inspiré par la redécouverte de la partition de Monteverdi, pour laquelle ce compositeur avait fourni un travail d'édition. Et la liste, évidemment, n'est pas close...

 

Le déclin de l'antique

Les fluctuations de l'intérêt des compositeurs pour la matière homérique et virgilienne ne doivent toutefois pas être vues de manière trop spécifique: le phénomène auquel on assiste est en effet un effacement général des sujets antiques à l'époque romantique -- peut-être justement en raison de l'hégémonie qu'ils avaient précédemment exercée sur la création lyrique, dès les débuts de l'opéra en 1600, et au moins jusqu'à l'âge de Mozart, dont la carrière correspond probablement au point de basculement. Dans sa jeunesse, ce dernier avait suivi la mode de son temps en composant (aux côtés d'ouvrages plus légers appartenant au genre de l'opera buffa ou du singspiel) des livrets mettant en scène des figures de l'histoire ancienne ou de la mythologie, par exemple dans Mitridate (1770), Lucio Silla (1772) ou Idoménée (1781). Dans ses années de maturité, la part de l'antique se réduira à un seul opera seria, la Clémence de Titus (1791), et encore celui-ci est-il une commande de la cour de Prague, sur un livret de Metastasio déjà largement exploité par des compositeurs antérieurs. Quant aux opus les plus significatifs de sa dernière décennie, ils sont adaptés de Beaumarchais (Les Noces de Figaro, 1786) et de Molière (Don Giovanni, 1787), ou librement inspirés du théâtre de Marivaux (Così fan tutte, 1790), quand ils ne proviennent pas du registre populaire du singspiel, basé sur l'exotisme (L'Enlèvement au sérail, 1782 ) ou sur le merveilleux (La Flûte enchantée, 1791).

Au total, le changement de cap est spectaculaire: jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, les sujets tirés du fonds antique (secondés par les épopées chevaleresques de l'Arioste et du Tasse) avaient exercé une sorte de monopole sur l'art lyrique, suscitant la création de centaines de partitions centrées sur des figures telles qu'Orphée, Ariane, Iphigénie, Alexandre ou César -- sans oublier quelques héros carolingiens comme Roland ou Bradamante. Mais en 1733, La Serva padrona de Pergolèse, mettant en scène un célibataire bougon vitupérant contre sa domestique, connaît un succès ravageur; lorsqu'elle est donnée à Paris, en 1752, cette oeuvre novatrice met le feu aux poudres de la fameuse Querelle des bouffons. La même année, Jean-Jacques Rousseau produit son Devin du village, comédie pastorale faisant la part belle à une population de paysans infiniment éloignés des dilemmes moraux de Scipion ou des colères de Jupiter; elle aussi eut un retentissement considérable. En un mot comme en cent, l'esprit du temps est à s'éloigner des modèles antiques, qu'ils soient épiques ou tragiques, et à renouveler fondamentalement les sources d'inspiration du théâtre lyrique...

 

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RMSR décembre 2022

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