No. 76/2    juin 2023

 

Homère et Virgile en musique (III)
Henry Purcell (1659-1695): Didon et Enée

Par Vincent Arlettaz

Henry Purcell par John Closterman

Fig.1: Portrait de Henry Purcell, attribué au peintre d'origine allemande
John Closterman (1660-1711). Londres, National Potrait Gallery, NPG 4994. © dr

 

 

A Matthieu Arnaud (1977-2021)

 

Dans nos éditions de décembre 2022 et de mars 2023, nous avions publié les deux premières parties d'une étude sur les mises en musique de l'Enéide de Virgile et des poèmes d'Homère. Notre livraison initiale, après quelques considérations générales liminaires, s'intéressait aux 'Troyens' d'Hector Berlioz, compositeur qui, de tous les temps, s'est sans doute le plus identifié à l'épopée antique. Le deuxième article se concentrait sur l'élément le plus ancien de cette tradition, 'Le Retour d'Ulysse dans sa Patrie' de Claudio Monteverdi (1640). Nous abordons aujourd'hui celle qui est sans doute l'oeuvre centrale de notre corpus: le 'Dido and Aeneas' de Henry Purcell.

 

Auteur d'une des recherches les plus approfondies sur les mises en musique de l'Enéide, Klaus-Dietrich Koch recense pas moins d'une centaine d'opéras traitant des amours de Didon et Enée; le plus ancien de la liste est un ouvrage vénitien, La Didone de Francesco Cavalli, créé pendant le Carnaval de 1641 au fameux théâtre San Cassiano, dont nous avons abondamment parlé dans notre précédente livraison -- nous aborderons cette partition dans un prochain article. Un demi-siècle après Francesco Cavalli, Henry Purcell signera la version musicale la plus célèbre (peut-être même la seule véritablement connue) du mythe. Il est certainement paradoxal de relever qu'il s'agit aussi d'une des adaptations les plus libres qui en aient jamais été proposées: nous nous éloignons ici considérablement de la lettre même de l'Enéide; et -- chose très intéressante à observer -- c'est au moment même où la légende est réduite à ses éléments essentiels, voire en partie travestie, qu'elle finit par se graver dans l'inconscient collectif, et parvient à l'universel.

Né dans une famille de musiciens proches du pouvoir royal, Henry Purcell sera formé notamment par deux organistes de l'Abbaye de Westminster, John Blow (1648/49-1708) et Christopher Gibbons (1615-1676); ce dernier était également membre de la prestigieuse Chapel Royal, aux côtés de Henry et Thomas Purcell, respectivement père et oncle de notre compositeur. Après avoir servi comme soprano dans ladite Chapel Royal, le jeune Henry est d'abord engagé, à l'âge de quatorze ans, comme réparateur des instruments à vent et à clavier du roi; nous sommes alors en 1673, et sa voix vient de muer. Suit, quatre ans plus tard (1677), une nomination au poste de compositeur pour les violons du roi -- un ensemble créé à l'imitation des fameux Vingt-quatre violons du roi de France. En 1679, à l'âge de vingt ans, il succède à son maître John Blow comme organiste de l'Abbaye de Westminster. En 1682 enfin, il est recruté par la Chapel Royal.

Bien que, dans ses années de jeunesse, Henry Purcell signe déjà à l'occasion l'une ou l'autre musique de scène (parfois très brève), il se consacrera jusqu'en 1689 principalement à la composition sacrée; dès cette date en revanche, son activité au service du roi passe au second plan, et les projets liés au théâtre se développent largement: au cours de ses six dernières années de vie (1690-1695), il produisit pas moins de cinq «semi-opéras», qui connurent un retentissement considérable. Sans doute cette réorientation artistique est-elle due, au moins en partie, à l'évolution de la situation politique, et aux changements profonds qu'a connus la vie culturelle de la cour royale; nous allons nous pencher pour un instant sur cette question.

 

Un siècle troublé

L'histoire politique anglaise, au XVIIe siècle, est indéniablement une affaire complexe: après la terrible dictature d'Oliver Cromwell (1653-1658), la Restauration intervient dès 1660, mais la situation globale reste, pour une trentaine d'années, assez instable. Le nouveau roi, Charles II (fig. 2), qui a longtemps vécu en exil sur le continent, notamment auprès de son cousin Louis XIV, a rapporté dans ses bagages l'influence culturelle française, en particulier pour ce qui concerne la musique. A sa mort en 1685, son frère, le duc d'York, devient souverain sous le nom de Jaques II (fig. 3); catholique convaincu, ce dernier tend à négliger l'anglicane Chapel Royal, dont Purcell faisait partie. Mais ce roi impopulaire, soupçonné de vouloir imposer aux Britanniques un retour à la foi romaine, est chassé en 1688, à la faveur de la «Glorieuse révolution», qui n'est en somme qu'une sorte de coup d'Etat: fille de Jacques II, la princesse Mary avait épousé son cousin le prince hollandais Guillaume d'Orange (fig. 5), fervent défenseur de la Réforme -- et accessoirement petit-fils du malheureux roi Charles Ier, décapité quarante ans plus tôt par Cromwell. Guillaume manoeuvre habilement, débarque en Angleterre avec une armée de 15'000 hommes (fig. 4), et rallie rapidement les nombreux mécontents; isolé, son oncle et beau-père, le roi Jacques II, s'enfuit en France sans combattre, laissant la place libre à Guillaume et Mary, qui deviennent conjointement souverains au début de l'année 1689.

Le départ de l'absolutiste Jacques II confirme le déplacement du pouvoir qui, de plus en plus, va passer du côté du Parlement, marquant les débuts du développement du nouveau modèle politique anglais, la progressiste monarchie parlementaire. Chose plus importante encore pour les artistes de la cour royale, l'accession de Guillaume et Mary coïncide avec un net ralentissement de la production de musique sacrée, sans doute explicable par une nouvelle austérité liturgique apportée par des souverains qui, en Hollande, avaient dû être profondément influencés par les traditions calvinistes. 1689 est par ailleurs la date la plus probable de la création de Dido and Aeneas, un ouvrage qui, loin de constituer le point de départ d'une tradition d'opéra en anglais, représente peut-être bien la dernière tentative pour implanter en Grande-Bretagne des spectacles entièrement chantés, alors que les faveurs du public allaient clairement au «masque» et au «semi-opéra», mêlant musique et théâtre parlé.

 

La question du théâtre chanté

Cette époque, ne l'oublions pas, suit de près l'âge de splendeur du théâtre anglais, marqué non seulement par la carrière de William Shakespeare (1564-1616), mais aussi par celle de ses contemporains Christopher Marlowe (1564-1593) et Ben Jonson (1572-1637) -- sans oublier les moins connus John Fletcher (1579-1625) ou Francis Beaumont (1584-1616). C'est à cette période que se diffusa largement outre-Manche le genre du «masque», constitué d'un mélange de rôles parlés, d'intermèdes chantés et de ballets. Sur des textes souvent signés par les plus grands dramaturges (notamment par Ben Jonson), ces divertissements, à la mise en scène somptueuse, étaient déjà devenus très populaires avant la Guerre civile du milieu du siècle, et devaient connaître leur plus fort rayonnement sous la Restauration (1660-1700). Quant à la formule italienne de l'opéra entièrement chanté, certains tentèrent bien de l'introduire outre-Manche, mais sans succès, en raison justement du prestige dont jouissait le théâtre parlé.

Parmi les compositeurs qui, dès le début du XVIIe siècle, s'essayèrent au récitatif anglais intégralement chanté, on pourra citer, dans l'ordre chronologique: Nicholas Lanier (1588-1666); les frères William Lawes (1602-1645) et Henry Lawes (1596-1662); Matthew Locke (1621/23-1677); et enfin John Blow (1648/49-1708), maître de Purcell, dont l'opéra Venus and Adonis, créé au début des années 1680, est un précédent très clair au Dido and Aeneas de ce dernier. En 1656, soit encore sous la dictature de Cromwell, un premier opéra en anglais entièrement chanté avait été donné -- en privé, en raison de la censure -- au domicile de l'auteur du texte, William Davenant (1606-1668); ce dernier, filleul de Shakespeare et figure centrale du théâtre musical à Londres pendant plus de trente ans, avait fait appel à plusieurs compositeurs, notamment Henry Lawes, Matthew Locke et Henry Cooke, mais hélas la musique de cet ouvrage novateur, The Siege of Rhodes, est entièrement perdue...

 

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RMSR juin 2023

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