No. 76/3    septembre 2023

 

'Homère et Virgile en musique (IV)

Par Vincent Arlettaz

Barocci

Fig. 1: Federico Barocci (1535-1612): 'Fuga di Enea da Troia', Galleria Borghese, Rome. Enée, portant son père Anchise, fuit Troie avec son fils Ascagne et sa femme Créuse
 

Commencée en décembre 2022, notre série sur l'épopée arrive aujourd'hui à son terme. Dans nos articles antérieurs, nous avions abordé les trois plus célèbres oeuvres musicales tirées de l'Enéide de Virgile ou des poèmes d'Homère: ‘Les Troyens' d'Hector Berlioz, 'Le Retour d'Ulysse dans sa Patrie' de Claudio Monteverdi, et enfin le'Dido and Aeneas' de Henry Purcell. L'étude de ces trois ouvrages nous a permis d'évoquer les problèmes fondamentaux auxquels doivent se confronter compositeur et librettiste, lorsqu'il s'agit d'adapter pour une scène lyrique des poèmes destinés originellement à la lecture ou à la déclamation; mais surtout, elle aura été l'occasion de souligner la richesse prodigieuse de ces oeuvres littéraires, dont l'imaginaire a suscité un nombre incalculable de chefs-d'oeuvre, dans l'histoire de plusieurs arts.
 

Après ces trois piliers fondamentaux de l'opéra, nous nous proposons aujourd'hui, pour conclure, d'examiner le cas de toute une série d'autres productions musicales, dont le succès fut globalement moindre, mais dont les qualités méritent de nous retenir plus qu'un bref instant. La plus ancienne est La Didone de Francesco Cavalli, créée à Venise en 1641; après elle, nous pouvons citer de très nombreux opéras baroques inspirés eux aussi de la matière virgilienne, aucun d'entre eux n'ayant toutefois atteint un rayonnement capable de rivaliser avec celui du chef-d'oeuvre de Purcell. Quant aux siècles suivants, ils feront passer au premier plan l'Odyssée d'Homère -- une Odyssée qui est sans doute, des trois grands monuments de l'épopée antique, celui qui a le mieux triomphé de l'épreuve du temps. Max Bruch, Nikolay Rimsky-Korsakov et Gabriel Fauré l'ont notamment illustrée.

 

Francesco Cavalli: 'La Didone' (1641)

Rappelons que, tout au long de l'histoire de l'opéra, pas moins d'une centaine d'ouvrages ont été consacrés aux amours malheureuses de la reine carthaginoise; le plus ancien élément de cette impressionnante série n'est autre que La Didone de Francesco Cavalli, qui fut créée en 1641 sur la scène du théâtre San Cassiano, à Venise. Nous avons longuement évoqué, dans notre article sur Monteverdi, le cas de cette institution mythique qui, créée en 1637, avait révolutionné le développement de l'art lyrique, en permettant à un public bourgeois d'accéder à la salle de représentations moyennant l'acquittement d'une taxe d'entrée -- alors que l'opéra, jusque-là, restait réservé à une élite aristocratique, invitée par un généreux prince dont le mécénat assumait l'intégralité des coûts de production; nous retrouvons aujourd'hui ce San Cassiano, qui plus est dans les toutes premières années de son activité. La date de 1641 fait de l'ouvrage de Cavalli une sorte de frère jumeau -- ou du moins de cousin germain -- de celui de Monteverdi, Le Retour d'Ulysse dans sa Patrie (1640), lui-même tiré des derniers chants de l'Odyssée d'Homère, prestigieux modèle suivi par Virgile dans son Enéide. Néanmoins, l'importance respective de ces deux partitions dans l'histoire de l'opéra n'est en rien comparable: non seulement Cavalli reste aujourd'hui un compositeur moins reconnu que Monteverdi, mais de surcroît La Didone est une de ses oeuvres les moins étudiées. Elle mérite néanmoins à plus d'un égard de retenir notre attention; nous avions relevé, dans notre précédent article, l'apparition dans cet opéra de deux airs qui sont probablement les deux cas les plus anciens de basse-lamento (une basse chromatique descendante, sur un intervalle de quarte, utilisée comme basse obstinée et servant de fondement à des variations). D'autres aspects intéressants de cet ouvrage nous occuperont aujourd'hui.

 

Francesco Cavalli (1602-1676)

De son vrai nom Pier Francesco Caletti-Bruni, notre compositeur est né en 1602 dans la petite ville de Crema -- ce qui fait de lui un compatriote parfait de Claudio Monteverdi, originaire de la toute proche Crémone. L'ensemble de la carrière de Cavalli est d'ailleurs parallèle à celle de l'auteur de l'Orfeo, à une bonne génération de distance: en 1616, à l'âge de 14 ans, le cadet fut admis comme soprano dans les rangs de la chapelle de la Basilique Saint-Marc de Venise (dirigée par l'aîné depuis 1613); plus tard, il y sera mentionné comme ténor. C'est à son premier protecteur, Federico Cavalli, gouverneur de Crema, que le jeune musicien devait son introduction dans ce prestigieux cénacle; il montrera sa reconnaissance en adoptant progressivement le patronyme de ce mécène.

En 1639 -- l'année même de ses débuts comme compositeur d'opéra --, celui qui se fait désormais appeler Francesco Cavalli est nommé second organiste de Saint-Marc; beaucoup plus tard, en 1665, il sera promu premier organiste, terminera même sa carrière au poste de maître de chapelle, dès 1668. Virtuose réputé, comparé en son temps à Frescobaldi lui-même, Cavalli (au contraire de Monteverdi) nous laisse peu d'oeuvres sacrées, malgré plusieurs décennies d'activité comme musicien d'église; peut-être une grande partie de sa production est-elle perdue? Comme auteur d'opéras en revanche, il se fit connaître dans toute l'Europe, signant une bonne trentaine d'ouvrages, dont pas moins de 27 sont conservés -- nombre absolument remarquable pour l'époque: qu'on réfléchisse au fait que, pour les vingt premières années d'existence de l'opéra vénitien (entre 1637 et la fin des années 1650), nous n'avons retrouvé que quatre opéras qui ne soient pas de Cavalli: deux de Monteverdi (Le Retour d'Ulysse dans sa Patrie et Le Couronnement de Poppée), un de Sacrati (La Finta pazza, dans la version de Piacenza, 1644) et un de Cesti (Alessandro vincitor di se stesso, 1651). Autant dire que nous devons aux ouvrages de notre auteur l'essentiel de ce que nous connaissons des débuts de l'opéra vénitien. Cet état de conservation exceptionnel est dû -- au moins en partie -- au fait que Cavalli avait constitué lui-même la bibliothèque de ses oeuvres, bibliothèque qu'il avait ensuite léguée à son disciple Giovanni Caliari; ce fonds fut racheté quelques années plus tard par un collectionneur passionné, l'aristocrate vénitien Marco Contarini, et aboutit finalement dans les collections de la fameuse Biblioteca Marciana de Venise, où il se trouve encore aujourd'hui (ex.1, 2 et 3).

C'est sur la scène même du célèbre San Cassiano que Cavalli fait ses débuts au théâtre; à cette époque, notre compositeur est également actif comme organisateur et producteur de ces spectacles, s'appuyant sans doute pour cela sur sa fortune personnelle -- il devait cette dernière principalement au mariage avantageux qu'il avait contracté, en 1630, avec une riche veuve. Son premier ouvrage, Le nozze di Teti e di Peleo, sur un livret de Persiani, avait vu le jour en 1639; il fut suivi en 1640 par Gli Amori d'Apollo e di Dafne, sur un livret de Busenello -- ce dernier étant également l'auteur du texte du troisième opéra de Cavalli, notre Didone, créé comme les précédents au San Cassiano, en 1641. Par la suite, les projets vont s'enchaîner, sur un rythme souvent annuel, et essentiellement à Venise dans un premier temps. Son Egisto, créé au San Cassiano en 1643, est repris à Paris en 1646 -- soit un an avant la fameuse production de l'Orfeo de Luigi Rossi, premier opéra italien créé spécifiquement pour un public français, à l'initiative de Mazarin. Le plus grand succès de notre compositeur reste toutefois Giasone (1649), qui fut un des ouvrages les plus influents de tout le XVIIe siècle; produit d'abord à Venise, il fut ensuite redonné dans toute l'Europe. En 1662, Cavalli devait encore revenir à Paris, à l'occasion des festivités du mariage de Louis XIV, pour lesquelles il écrivit spécialement son Ercole amante. Après son retour à Venise, il travailla encore à plusieurs opéras nouveaux; certains toutefois ne furent jamais représentés de son vivant, et il semble en fait avoir concentré ses activités sur la musique d'église -- rappelons qu'il avait accédé en 1668 au poste de maître de chapelle de San Marco.

 

La dernière nuit de Troie

Cavalli meurt en 1676; sans héritier, il lègue une grande partie de sa fortune au couvent de femmes de San Lorenzo; et ses partitions, comme nous l'avons déjà signalé, à son disciple Giovanni Caliari. Parmi elles figure un manuscrit complet de La Didone -- non pas, probablement, la version originale vénitienne de 1641, mais plutôt celle de la reprise napolitaine donnée en 1650. Il n'existe pas non plus de livret de la création de 1641, seul un résumé de l'intrigue ayant été publié à l'époque; sont conservés en revanche les livrets imprimés des reprises de 1650 (à Naples) et de 1652 (à Gênes). De manière générale, nous disposons de peu de littérature sur cet opéra, qui a été assez rarement étudié, et qui n'appartient d'ailleurs pas aux partitions les plus diffusées de l'auteur en son temps. La figure du librettiste est assez bien connue en revanche: rejeton d'une importante famille de la bourgeoisie vénitienne, Giovanni Francesco Busenello (1598-1659) a étudié dans la proche Padoue, et fut ensuite actif surtout comme juriste. Comme Badoaro, auteur du livret du Retour d'Ulysse dans sa Patrie de Monteverdi, il fut un membre éminent de l'Accademia degli Incogniti, sorte de club de libres penseurs que nous avons évoqué dans notre deuxième article...

 

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RMSR septembre 2023

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