No. 76/4   décembre 2023

 

Aux portes de la Renaissance

La 'Contenance Angloise' (III)

Par Vincent Arlettaz

Martin Le Franc: Le Champion des Dames, ms. de Bruxelles

Fig.1: Martin le Franc offre son livre 'Le Champion des Dames' au duc de Bourgogne Philippe le Bon. Bruxelles, Bibliothèque royale, ms. 9466 (v.1442-43), fol.1, attribué à Péronet Lamy.

 

Compositeur le plus réputé de son temps, Guillaume Dufay (vers 1400-1474) fut le musicien attitré des ducs de Savoie Amédée VIII (qui régna de 1391 à 1440) et Louis Ier (1440-1465). A ce titre, il résida longuement dans notre région: d'abord par intermittences, de 1433 à 1439, puis en 1450 et enfin, de manière permanente, de 1452 à 1458. Selon toute apparence, ce dernier séjour eut pour cadre principal la ville même de Genève, d'où sont datés les deux seuls documents autographes qui nous soient connus de lui: une très importante lettre aux princes Piero et Giovanni de Médicis, écrite en 1454 ou 1456; ainsi qu'un plus anodin reçu, signé en 1455 dans le cadre d'une succession. Le quart de siècle circonscrit par les dates de 1433 et 1458 correspond à une phase d'évolution absolument centrale pour la musique européenne, qui accède alors précisément à son premier classicisme, porté par la prestigieuse école franco-flamande dont Dufay est, avec Gilles Binchois, le fondateur.
 

Si l'on en croit Jean Tinctoris (vers 1435-1511), principal théoricien de la musique au XVe siècle, Dufay et Binchois n'auraient toutefois pas été les véritables initiateurs de ce nouveau style, qu'ils n'auraient fait que reprendre à leurs collègues anglais. Dans son grand traité sur la notation du rythme (Proportionale musices, vers 1472-1475), Tinctoris parle d'une véritable école de compositeurs britanniques, mais ne cite explicitement qu'un nom, celui de John Dunstable, qui en aurait été la figure centrale. Trente ans avant lui, un autre témoin autorisé, le poète Martin le Franc (vers 1410-1461), secrétaire du duc de Savoie Amédée VIII, avait déjà exprimé des idées similaires dans son roman allégorique Le Champion des Dames (vers 1440-1442), parlant de «contenance angloise» (c'est-à-dire de «style anglais») pour désigner la nouvelle musique, qu'il définit surtout par sa «frisque concordance», et par la qualité de ses mélodies.

Martin le Franc, dont la formulation est globalement plus simple que celle de Tinctoris, se focalise plus encore que ce dernier sur la figure de Dunstable, et ne fait même pas allusion à l'existence d'autres compositeurs anglais. Ceux-ci ont été nombreux toutefois, et l'un d'entre eux au moins, un certain Forest, montre des signes de modernité encore plus clairs que Dunstable lui-même. Nous avons déjà consacré deux publications à décrire la nouveauté de cette «contenance angloise», en nous basant principalement sur des sources britanniques, en particulier sur le manuscrit de Old Hall (British Library), qui fut copié aux alentours de 1420. Le premier article dressait un état de la recherche musicologique sur ce sujet, et définissait la «contenance angloise» sur la base d'une analyse du traité de contrepoint de Tinctoris, ainsi que par la comparaison de quelques pièces anglaises et françaises du début du XVe siècle; le second article s'attachait à décrire l'évolution interne à la musique polyphonique anglaise depuis ses origines au XIIIe siècle, et constatait que les éléments constitutifs du style nouveau, pour la plupart, ne s'étaient mis en place que très tardivement -- à l'exception d'un goût toujours présent, tout au long de ces siècles, pour les tierces et les sixtes (dites «consonances imparfaites»); en plus du manuscrit de Old Hall, cette deuxième livraison explorait le répertoire anglais des XIIIe et XIVe siècle, qui ne nous est connu que par des sources fragmentaires.

Pour achever notre recherche, le présent article s'intéressera à un corpus que nous n'avions pour l'instant qu'effleuré: celui des manuscrits continentaux du XVe siècle; nous y trouverons d'une part de très nombreuses pièces anglaises inconnues du manuscrit de Old Hall, qui nous permettront d'affiner notre connaissance de l'évolution de la musique britannique; et d'autre part, une masse considérable de musique de compositeurs français ou italiens, qui nous montrent de quelle manière ce style insulaire fut progressivement assimilé sur le Continent; le processus prit plusieurs décennies, et ce n'est que dans la seconde moitié du XVe siècle, avec les oeuvres de maturité de Dufay, ou avec un auteur comme Ockeghem, que les choses deviendront stables.

 

Style mélodique et traitement de la dissonance

L'idée d'une influence anglaise, à la vérité, pourrait bien remonter à Dufay lui-même: Tinctoris, en tout cas, fréquenta le maître dans un contexte professionnel, puisqu'il fut placé sous ses ordres pendant plusieurs mois de l'année 1460, à Cambrai. Martin le Franc, pour sa part, l'avait longuement côtoyé à la cour de Savoie, dont tous deux furent d'éminentes figures dès le milieu des années 1430. Dans notre premier article, nous avions pu définir la «contenance angloise» essentiellement par son style mélodique, au rythme exclusivement binaire et très syncopé, dessinant de longues arabesques atemporelles et imprévisibles (ex.1, voix supérieure); l'introduction de dissonances de retard préparées et résolues (marquées «ret.» dans l'exemple musical), l'éviction des appoggiatures (dissonances sur le temps non préparées) et des parallélismes d'octave et de quinte, viennent compléter la description de ce langage, qui est en somme celui des grands polyphonistes de la Renaissance, tels qu'Ockeghem, Josquin, Lassus ou Palestrina. Comme exemple le plus précoce de ce nouveau style, nous avions attiré l'attention sur un délicieux motet à trois voix du manuscrit de Old Hall, un Qualis est dilectus tuus attribué à un certain Forest -- figure totalement méconnue par ailleurs (ex.1). Nous l'avions comparé à une pièce française contemporaine, due à la plume de Johannes Tapissier (ex. 2), dont le rythme est au contraire un ternaire rapide, contenant un grand nombre d'hémioles venant déstabiliser la pulsation, et de dissonances d'appoggiature non préparées sur le temps («ap.»). Nous aurions pu citer ici également des pièces de nombreux autres auteurs français du début du XVe siècle, comme Richard Loqueville, Nicolas Grenon, Johannes Cesaris ou Baude Cordier, qui répondent à la même description; et nous verrons plus tard qu'il en est de même pour plus d'une oeuvre de jeunesse de Dufay...
 

Forest: Qualis est dilectus tuus, mes. 50

Ex. 1 : Forest: Qualis est dilectus tuus (Old Hall N° 67, CMM 46/2, p. 76)
 

J. Tapissier: Sanctus

Ex. 2: Johannes Tapissier (vers 1370-1410): Sanctus (CMM 11, p. 69)

 

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RMSR décembre 2023

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