|
Johann Sebastian Bach orchestrateur (I) Le Magnificat
Par Vincent Arlettaz
Fig. 1: Elias Gottlob Haussmann (1695-1774): portrait de Johann Sebastian Bach, 1748. Leipzig, Bach-Archiv. Haussmann peignit en 1746 un portrait de Bach (aujourd’hui conservé au Stadtgeschichtliches Museum de Leipzig), puis réalisa en 1748 la présente copie, qui est aujourd’hui en meilleur état de conservation. Ces deux tableaux sont les seuls portraits authentiques du compositeur, ici âgé de 61 ans.
En l'an de grâce 2025, après deux siècles d'efforts continus de la part d'une véritable armée de chercheurs, il semblerait que l'oeuvre de Johann Sebastian Bach n'ait plus guère de secrets à livrer, et que toutes les facettes de son art aient été explorées en profondeur. Toutes? Un domaine, en vérité, paraît encore résister: son génie d'orchestrateur. Alors que les questions biographiques, rhétoriques, théologiques, la symbolique des nombres ou les subtilités de son contrepoint ont fait noircir des milliers de pages, rares sont en effet les études consacrées au problème de l'instrumentation dans son oeuvre -- et cela alors même que cet aspect de sa musique, pour l'oreille de l'auditeur, est certainement l'un des plus attractifs. Plus d'un siècle avant l'apparition du traité de Berlioz (1844), et à une époque où les musiciens n'ont encore que faiblement conscience de l'importance du paramètre du timbre, Bach apparaît en effet comme un extraordinaire pionnier. Une série de deux articles ne saurait évidemment prétendre combler une telle lacune de la bibliographie; nous espérons néanmoins faire oeuvre utile en proposant quelques matériaux et réflexions de base -- ce que nous envisageons avec d'autant plus de plaisir qu'une telle recherche représente un fabuleux voyage, au coeur d'une des oeuvres musicales les plus enrichissantes qui aient jamais été créées.
Principes théoriques De manière très générale, on peut admettre que la richesse d'une orchestration provient de la variété des timbres utilisés: dans notre tradition européenne, depuis les origines de la musique instrumentale aux XVIe et XVIIe siècles, les cordes frottées constituent la couleur principale, sur laquelle bois, cuivres et percussions viennent ajouter leurs nuances variées: brillantes, voire explosives pour les trompettes; fluides, cristallines pour les flûtes; capiteuses ou nostalgiques pour les hautbois d'amour; énergiques et implacables pour les timbales, et ainsi de suite. Toutefois, le fait de disposer d'un effectif varié n'est pas en soi suffisant: encore faut-il utiliser chaque couleur de manière individualisée, faute de quoi cette richesse ne sera pas véritablement mise en valeur -- elle ne pourra finalement même pas être perçue. Expliquons-nous: imaginons une musique dont la ligne mélodique supérieure serait, en permanence, jouée par tous les instruments dont la tessiture correspond à celle du soprano: violons, flûtes et hautbois ne feraient que se renforcer mutuellement, sans jamais se désolidariser. Il est évident que l'on n'obtiendrait ainsi qu'une couleur générale unique, toujours identique, et qu'il n'y aurait pas de possibilité de faire goûter à l'auditeur les différences de nuances entre ces trois timbres, pourtant en soi bien caractérisés. S'il veut véritablement exploiter ces ressources de sa palette, le compositeur doit confier -- au moins par instants -- une mélodie différente à chacun de ces instruments; dès lors, s'il persiste à vouloir noter la partie supérieure sur une seule et même portée, il lui faudra indiquer à tout instant ses intentions: à tel endroit, il spécifiera par exemple: «flûtes», excluant les deux autres instruments; ou «hautbois», etc. La méthode la plus claire et la plus efficace sera toutefois d'utiliser pour chacun de ces pupitres une portée dédiée, et d'adopter la présentation en grande partition, comprenant douze, quinze, voire vingt lignes, en lieu et place de la configuration traditionnelle à quatre ou cinq portées. C'est précisément ce que fait, de manière systématique, un Johann Sebastian Bach, et que l'on retrouve très rarement chez ses collègues, même les plus avancés, comme Händel, Vivaldi ou Telemann. Un simple exemple permettra d'illustrer ce que nous venons de dire: comparons des extraits de deux oeuvres phares du répertoire baroque: créé à Dublin en 1742, le Messie (en anglais: Messiah) est certainement l'oratorio le plus fameux de Georg Friedrich Händel (1685-1759). Quant au Magnificat de Bach, il fut d'abord donné à Leipzig le 25 décembre 1723, puis révisé au début des années 1730 -- et c'est cette seconde version qui est devenue aujourd'hui universellement célèbre. On constatera rapidement que, alors que Händel note l'ensemble de son orchestre sur quatre portées (ex. 1), Bach déploie une douzaine de lignes uniquement pour les instruments (en plus de cinq autres pour le choeur): les trois trompettes et les timbales trônent tout au sommet de la page; les flûtes et les hautbois les suivent, les cordes, le choeur et la basse continue fermant la marche (ex.2; voir aussi le fac-similé, fig. 6, p. 28).
Ex. 1: G. F. Händel: Messiah, no. 1, mes. 1-6 (éd. Chrysander)
Ex. 2: J. S. Bach: Magnificat BWV 243, No. 1, mes. 1-4 (éd. Bärenreiter)
Dans le Messie, seuls quelques rares mouvements comportent, en plus du quatuor à cordes, deux portées additionnelles, destinées aux trompettes et aux timbales (ex. 3). La solution de Bach est non seulement bien plus complexe, mais aussi -- et surtout -- omniprésente, alors que l'ajout de quelques lignes supplémentaires reste exceptionnel chez Händel. Pour autant, nous savons que les orchestres utilisés par ce dernier n'étaient pas forcément composés uniquement de cordes; les éventuels instruments surnuméraires, dont on pouvait disposer pour l'une ou l'autre production, étaient simplement appelés à doubler, pour une partie des mouvements du moins, l'une des quatre parties fondamentales de l'écriture: les hautbois pourront jouer la ligne des violons; les bassons s'associeront aux violoncelles et aux contrebasses. La méthode de Bach, au contraire, avec sa partition complètement développée, permet d'alterner librement entre les moments où les instruments se doublent, et ceux où ils sont «découplés», reprenant leur indépendance.
Ex. 3: G. F. Händel: Messiah, 2e partie, choeur final, «Hallelujah» (éd. Chrysander, p. 260)
Dans notre première page du Magnificat (ex. 2), le degré d'indépendance est poussé très loin: ainsi, le compositeur confie aux trompettes une fanfare ascendante en croches (a). Les cordes marquent le premier temps de la mesure par une cellule de deux notes brèves (b) -- un effet particulièrement bien adapté au mode d'attaque qui est celui des instruments à archet, avec leur rebondi caractéristique. Enfin, les vocalises volubiles en doubles-croches des hautbois et des flûtes (c) anticipent le motif jaillissant du choeur, qui va rentrer un peu plus tard. Dans le cours du développement de ce morceau, ces cellules mélodiques pourront être échangées entre groupes d'instruments; à la mesure 47 par exemple (ex. 4), les cordes s'emparent de la sonnerie qui avait été d'abord dévolue aux cuivres (a), tandis que les trompettes reprennent le motif de deux croches initialement confié aux cordes (b); ce dernier passera encore aux flûtes à la mesure 51. On peut affirmer qu'un tel luxe de détails dans l'écriture du tutti reste, à l'époque baroque, absolument exceptionnel -- pour l'instant, le seul équivalent que nous en ayons trouvé chez un autre compositeur figure dans la Water Music de Händel, dont nous reparlerons plus tard. De manière générale, même les contemporains de Bach les plus avancés dans l'art de l'orchestration, tel un Telemann, ne vont -- et de loin -- pas jusque-là.
Ex. 4: J. S. Bach: Magnificat BWV 243, No. 1, mes. 46-50 (éd. Bärenreiter)
C'est précisément cette recherche de la diversité et du contraste qui fait la richesse de l'art de l'orchestrateur, dont le but est d'obtenir un maximum de couleurs différentes à partir de l'effectif mis à disposition. Ce qui est valable pour un morceau tutti l'est d'ailleurs aussi au niveau de la conception générale d'une oeuvre entière, comme une cantate ou une passion: le principe de contraste -- qui est une des lois fondamentales de la composition musicale, toutes époques confondues -- exige que l'on change constamment de couleur, en passant d'un morceau au suivant; lorsque l'on choisira à quels instruments solistes confier l'accompagnement des différents airs, il faudra donc en permanence avoir à l'esprit ce besoin de variété: après un solo de hautbois, on pourra par exemple utiliser l'orchestre à cordes; puis la flûte; en suite de quoi viendra un tutti sonore, avec force trompettes; suivi par une réflexion plus intérieure, soulignée par un solo de viole de gambe, etc., etc. D'autres compositeurs baroques, même s'ils ne conçoivent pas leurs tutti de manière aussi ciselée que Bach, se sont également souciés de ménager de tels contrastes -- on pensera ici en particulier à Telemann, dont il sera question plus tard; aucun d'entre eux toutefois ne semble égaler Bach dans cet amour constant de la variété.
Le texte du Magnificat Le compositeur peut aussi décider que la couleur ne lui est pas particulièrement importante en un certain endroit; il proposera donc sur sa partition deux ou plusieurs possibilités, et ajoutera l'indication latine «ad libitum» («selon votre plaisir»). Lorsque, au contraire, il souhaite préciser qu'il tient absolument à ce que la couleur qu'il a prévue soit respectée, il peut l'indiquer par l'expression italienne «obbligato» («obligé»). Bach n'utilise que rarement ces termes; mais le soin qu'il met en permanence à spécifier ses choix d'instruments suffit à démontrer que, dans son esprit, la valeur par défaut est l'obbligato. Revenons maintenant à notre Magnificat. Composé de douze pièces de caractères très différents, de surcroît de dimensions réduites, il contient en condensé de très nombreuses possibilités de contrastes, et représente un véritable cas d'école, particulièrement adapté à illustrer notre propos. Or, pour bien comprendre le travail de coloriste auquel se livre ici le compositeur, nous devons d'abord impérativement nous pénétrer du sens du texte, dont les nombreuses images poétiques guident ses choix à chaque instant...
Pour lire la suite...
La version gratuite de cet article est limitée aux premières pages. Vous pouvez commander ce numéro 78/4 (décembre 2025, 61 pages, en couleurs) pour 13 francs suisses + frais de port (pour la Suisse: 2.50 CHF; pour l'Europe: 5 CHF; autres pays: 7 CHF), en nous envoyant vos coordonnées postales à l'adresse suivante (n'oubliez pas de préciser le numéro qui fait l'objet de votre commande):
(Pour plus d'informations, voir notre page «archives».)
Retour au sommaire du No. 78/4 (décembre 2025)
© Revue Musicale de Suisse Romande |
Vous êtes sur le site de la REVUE MUSICALE DE SUISSE ROMANDE
[ Visite guidée ] [ Menu principal ]
(page mise à jour le 24 décembre 2025)