HEM en péril

Vincent Arlettaz

 

(Voir également l'article de notre numéro de décembre 2017, "Les HEM romandes dans la tourmente".)

 

Les enseignants, les étudiants et le personnel administratif de la Haute Ecole de Musique de Neuchâtel sont sous le choc: le mercredi 29 novembre à 8 h 53, ils recevaient par courriel une convocation pour une séance extraordinaire ayant lieu le lendemain, jeudi 30 novembre, à 18 heures. En à peine plus de 24 heures, alors que l’école produit des résultats largement reconnus en termes de qualité, ils apprenaient (par la bouche de la Conseillère d’Etat Monika Maire-Hefti, PS) que leur institution allait être sacrifiée sur l’autel des restrictions budgétaires; que le recrutement de nouveaux élèves était immédiatement gelé, et que, une fois le dernier étudiant «liquidé», la maison fermerait ses portes définitivement en été 2021. Une telle rapidité -- disons même une telle précipitation -- dans la communication peut difficilement passer pour fortuite: présenté à la presse le lendemain, vendredi 1er décembre à 10 heures, le «paquet» d’économies doit être discuté au Grand Conseil dès le mardi suivant, 5 décembre. L'électrochoc a provoqué une mobilisation sans précédent des membres de la HEM et de leurs réseaux: en quelques jours, leur pétition lancée sur internet avait déjà recueilli près de 20'000 signatures! Des messages de soutien, provenant de personnalités telles que Martha Argerich, Felicity Lott ou Karine Deshayes, sont affichés sur la page Facebook créée par les étudiants. La culture est-elle vraiment, une fois de plus, prise au piège? La direction du site elle-même n’aurait pas été avertie avant le mardi 28 novembre. Et pourtant, nous ne sommes pas chez Microsoft ou Coca Cola, mais bien dans un secteur du service public helvétique… Ah! Ce cher service public!

 

Enième tentative

Le gouvernement neuchâtelois semble avoir un problème sérieux avec l’enseignement musical professionnel: au milieu des années 2000 déjà (aucun Conseiller d’Etat actuel n’en faisait encore partie), il avait essayé de liquider les classes supérieures du Conservatoire cantonal, mais sans succès: par trois fois, il avait été désavoué par le vote des députés -- chose paraît-il sans précédent dans le canton. Dans les années suivantes, une nouvelle tentative avait été faite, mais avait été annihilée par le Conseil d’Etat genevois -- la Haute Ecole de Musique neuchâteloise est en effet régie par une convention intercantonale passée avec Genève, condition pour que les diplômes décernés à Neuchâtel soient reconnus au plan fédéral. La manœuvre réussira-t-elle cette fois? Le coup a visiblement été bien préparé (plusieurs Conseillers d'Etat actuels étaient députés au Grand Conseil lors des précédentes tentatives qui ont échoué); mais enseignants et étudiants sont déterminés à faire entendre une autre voix.

Mais de quoi parle-t-on au juste? Le Canton de Neuchâtel -- dont la population stagne depuis des années -- se retrouve aujourd’hui dans une situation financière délicate. Des coupes sont prévues dans de nombreux domaines, et le «paquet» actuel n’est qu’un parmi plusieurs trains de mesures destinées à redresser la barre. Le projet présenté le 1er décembre 2017 à la presse comporte des diminutions de dépenses pour 50 millions de francs au total. Parmi lesquels les 2,2 millions alloués jusqu’ici à la Haute Ecole de Musique (HEM), qui bénéficiait également d’une contribution de l’Etat fédéral à hauteur de 2,5 million. Soit au total un budget de 4,7 millions, ou 47'000 francs par étudiant (la moyenne pour la HES de Genève se situe actuellement aux alentours de 38'000 francs par élève, tous domaines confondus). Les charges consistent essentiellement en salaires (18 équivalents plein temps, direction et administration incluses), ainsi qu’en 600'000 francs de location et d'entretien du bâtiment qui retournent directement dans les caisses du Canton.

Que dire? Pour commencer, le montant de 2,2 millions d'économies annoncé par le Conseil d'Etat est extrêmement difficile à confirmer, en raison d'une part des nombreuses synergies existant avec le Conservatoire cantonal (l'école de musique pour les jeunes et les adultes amateurs); et d'autre part, la mécanique des flux financiers à l'intérieur de la HES-SO (Haute Ecole Spécialisée de Suisse Occidentale, à laquelle la HEM de Neuchâtel est rattachée), d'une complexité proverbiale, rend très délicat de prédire quels seront les impacts réels de la mesure radicale qui est envisagée. Certaines sources bien informées font plutôt état d'une économie possible un peu inférieure au million... Vaut-il la peine de démanteler une tradition centenaire pour un montant aussi modeste? Je reviendrai bien sûr un peu plus loin sur la question financière; mais l'essentiel, à mes yeux, est ailleurs.

 

Pourquoi la musique?

Parmi les reproches qui sont faits à la HEM, il y a celui du faible nombre d’étudiants locaux: une vingtaine de Suisses sur cent, dont deux Neuchâtelois seulement. Livrés de cette façon, ces chifres ont fait beaucoup de tort à la communauté HEM neuchâteloise, mais ils résultent manifestement d'une approche trop rapide de la question. En fait, il faut surtout tenir compte du fait que 45 Neuchâtelois étudient dans l'ensemble des HEM suisses. Les 2,2 millions annoncés par le Conseil d'Etat sont un droit d'entrée dans un club proposant de nombreux avantages qui, eux, n'ont pas été mis en avant. Mais pour bien comprendre tout cela, il faut revenir un peu en arrière, sur le concept même qui est à la base des HEM.

L'apprentissage de la musique classique se caractérise par deux particularités: il repose d'abord sur une relation personnelle entre un enseignant et un étudiant. Le coeur du travail des écoles de musique est le cours individuel d'instrument ou de chant. Ce point entraîne bien sûr des coûts spécifiques assez élevés, car il n'est pas possible de donner un cours de violon à un auditoire de 200 personnes. La masse salariale croît d'autant. Ensuite, il existe en musique classique un grand nombre de spécialités: tous les instruments de l'orchestre (violon, alto, violoncelle, contrebasse, flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, trompette, trombone, tuba, harpe, timbales, percussion, saxophone...), auxquels il faut ajouter le piano et le chant, l'orgue, le clavecin, la guitare, l'accordéon, la composition et la direction, chorale ou orchestrale (récemment, sont venus s'adjoindre également des dizaines de spécialisations en musique ancienne, en jazz, en musiques actuelles...).

Avant l'apparition des HEM dans les années 2000, ces différentes disciplines étaient pratiquées par presque tous les conservatoires de Suisse romande, avec notamment des classes professionnelles de hautbois ou de cor à Sion, à La Chaux-de-Fonds, à Fribourg, etc. Ces classes ne comportaient en général qu'un ou deux élèves, et étaient assurées par le même professeur qui dispensait l'enseignement aux non professionnels. En musique classique toutefois, la concurrence est rude, et elle se passe au niveau international: pour un poste de premier hautbois à l'Orchestre de la Suisse Romande, c'est l'Europe entière, Russie comprise, plus le Japon, les Etats-Unis, etc., qui débarquent. Pour nos jeunes musiciens suisses, le salut passait par l'élévation du niveau des classes professionnelles dans nos conservatoires. Pour cela, il fallait concentrer les forces. On comprend facilement qu'il n'était pas possible de faire venir un enseignant de réputation mondiale à Fribourg pour une classe de hautbois qui aurait comporté (les bonnes années!) un ou deux élèves. On peut le faire par contre à Lausanne ou à Genève, pour six ou dix élèves. Ces classes pourront s'élever au meilleur niveau international, et permettre à nos jeunes artistes de se raccrocher à un train dont les wagons viennent de Berlin, de Moscou ou de New York... Telle est la situation actuelle: l'apparition des HEM a permis à des Suisses toujours plus nombreux (le fait n'est pas en soi nouveau, mais il était plutôt rare jusqu'ici) de continuer à se spécialiser dans les plus réputés des conservatoires européens, puis d'être recrutés dans les meilleurs ensembles. La contrepartie, elle, est claire: pas de classe de clarinette, de basson ou de harpe dans les HEM de Sion, de Neuchâtel ou de Fribourg. Malgré cela, progrès des transports publics aidant, il est possible à un jeune Neuchâtelois de se former au plus haut niveau de sa profession sans quitter la Suisse, par exemple à Lausanne ou à Berne -- qui sont quand même moins loin que Vienne ou Manchester. Tout ceci n'a-t-il pas d'intérêt?

La notion de «masse critique» est donc fondamentale dans la conception des HEM suisses; celle de «mobilité» la complète pour tisser un réseau dont l'efficacité est admirable. Ce morceau d'horlogerie fine butte toutefois sur un obstacle de nature politique: le financement du dispositif est assuré par des fonds en partie fédéraux, et en partie cantonaux. Et c'est bien là que le bât blesse: sans doute le concept n'a-t-il pas été suffisamment expliqué au personnel politique des Etats cantonaux -- qui change régulièrement, et qui a de nombreux autres soucis d'ailleurs que les écoles de musique. Dans tous les cas, il ne faut pas seulement prendre en compte les deux étudiants neuchâtelois qui étudient à Neuchâtel, mais bien la petite cinquantaine qui circule dans l'ensemble du pays, plus ceux qui sont partis à l'étranger pour compléter leur formation, et qui y bénéficient des mêmes conditions que les étrangers chez nous, avec des écolages très bas -- c'est le cas en France, en Allemagne ou en Autriche notamment, alors que les écolages sont très élevés au contraire en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis.

Quant à Neuchâtel, y sont dispensés des cours dans six disciplines, choisies parmi les plus fondamentales et les plus répandues: le piano et le chant, plus les instruments à cordes de l'orchestre (violon, alto, violoncelle, contrebasse). Le fait de disposer de nombreux pianistes de haut niveau dans le canton est particulièrement intéressant pour accompagner ou faire répéter les chorales, les fanfares, pour dispenser un enseignement de base aux jeunes, etc. Il en est de même pour les chanteurs, qui peuvent diriger des choeurs, former des élèves plus jeunes ou intervenir comme solistes dans différentes sortes de spectacles dans le canton, partant du concert associatif local, et jusqu'aux productions professionnelles les plus en vue. Quant aux instrumentistes à cordes, ils forment la base de tout orchestre, et n'auront besoin que d'être complétés (le cas échéant) par l'un ou l'autre souffleur. Ces trois catégories (piano, chant, cordes) représentent un quart ou un cinquième environ des spécialités que nous avons énumérées plus haut. Ce qui signifie que, statistiquement, il est inévitable qu'une majorité de Neuchâtelois étudient à l'extérieur du canton. C'est un inconvénient si l'on veut, mais qui est largement compensé par la haute qualité de la formation qui est à leur disposition -- à une distance raisonnable -- grâce à ce dispositif ingénieux,. Et cela permet de maintenir une pratique professionnelle active dans le Canton, ce dont la vie culturelle régionale profite directement bien entendu.

 

Les étudiants étrangers

Reste à expliquer la forte présence d'étudiants étrangers dans nos HEM. Et ici, Neuchâtel n'est pas seul concerné.

La HEM de Neuchâtel accueille des Italiens, des Espagnols, des Portugais, des Polonais, occasionnellement un Grec ou un Kazakh, rarement des Anglais ou Américains, mais surtout un grand nombre de Français, et pratiquement aucun Allemand. Ces statistiques reflètent en réalité la situation de l'offre de formation dans ces différents pays; ainsi, les Allemands (nos «Hautes Ecoles de Musique» sont en fait une adaptation du modèle des «Musikhochschulen» allemandes) ont tout ce qu'il leur faut chez eux. En revanche, les Français sont en ce moment dans une situation difficile: avec le passage au fameux «Système de Bologne», une partie de leurs conservatoires ont fortement perdu en attractivité. Ces conservatoires, précédemment appelés «CNR» (Conservatoire National de Région), souvent de qualité remarquable, formaient jusqu'ici des musiciens qui pouvaient accéder au plus haut niveau de la carrière musicale, comme membre des plus grands orchestres, comme solistes ou comme enseignants de classes professionnelles. Mais pour des raisons politiques, ils n'ont pas réussi à entrer dans le système de Bologne, et ne sont pas accrédités pour délivrer des «bachelors» et des «masters», titres qui sont de plus en plus demandés à un jeune musicien professionnel. Il y a quelques années, ils ont été rebaptisés «CRR» (Conservatoire à Rayonnement Régional), marquant -- le fait n'avait sans doute pas été bien compris à l'époque -- la volonté de l'Etat de s'en désengager. Restent les Conservatoires Nationaux Supérieurs de Musique (CNSM) de Paris et de Lyon, qui peuvent, eux, délivrer de tels titres de «bachelor» et de «master». Mais le problème: ces deux écoles prestigieuses ne disposent au total que de 1900 places (1300 et 600 respectivement), pour un bassin de population de 60 millions d'habitants. Que l'on compare ces chiffres avec ceux de la Suisse: les deux HEM romandes (Genève et Lausanne, avec leurs antennes de Neuchâtel, Fribourg et Sion) proposent 1100 places, pour un bassin de population de 2 millions d'habitants! Le calcul est vite fait, et on comprend facilement l'afflux massif de jeunes artistes provenant de France; leur nombre a d'ailleurs permis de faire monter spectaculairement le niveau des concours d'admission.

J'en viens à un autre point, qui nous donne des raisons d'être optimistes: nombre de ces jeunes artistes choisissent en effet de continuer leur carrière chez nous. Tous bien sûr ne restent pas, de même que nos Suisses partis à l'étranger, pour une bonne part, nous reviennent finalement. Néanmoins, confrontés aux difficultés que rencontrent de jeunes artistes dans leur pays d'origine, nombreux sont ceux qui sont tentés d'offrir ici ce qu'ils ont de meilleur. Ainsi, parmi les enseignants actuels de la HEM de Neuchâtel, se trouvent des Suisses qui, pratiquement tous, ont effectué une partie de leurs études à l'étranger; et des étrangers (un Espagnol, deux Argentins, un Anglais, un Italien, un Polonais, deux Russes...) qui, pour une part, ont été formés en Suisse, et ont choisi d'y rester (plusieurs ont aujourd'hui la nationalité suisse d'ailleurs). Les HEM romandes, et celle de Neuchâtel en particulier, ne «pédalent» donc pas dans le vide en formant des artistes qui seront immédiatement réexportés. La réalité est bien différente. J'ajouterai même qu'un certain nombre de nos anciens étudiants ou étudiantes ont fondé une famille ici, et que leurs enfants parlent déjà avec l'accent neuchâtelois!

Un dernier point nous premettra d'adopter un point de vue un peu plus large: peut-être formons-nous en ce moment plus de musiciens que ce dont la Suisse a réellement besoin. Peut-être le bilan, au final, est-il défavorable pour nous. Mais dans le même temps, n'avons-nous pas un problème, bien plus grave, de «sous-production» de médecins et d'infirmières? Former un médecin coûte beaucoup plus cher qu'un musicien, et nous en importons massivement de France, d'Allemagne, de Grèce même récemment... Prise dans sa globalité, la situation actuelle n'est donc, de loin, pas un scandale. Bien au contraire, la mise en contexte que nous venons d'esquisser montre la complexité du problème, et nous indique que l'argument utilisé par le Conseil d'Etat est artificiel. La vraie question devrait être, d'abord: qu'est-ce qu'une école professionnelle d'art apporte à ce Canton? A sa jeunesse, à sa vie culturelle, à ses associations? A cette interrogation, la réponse doit être de nature politique. La deuxième question, ensuite: comment permettre aux jeunes Neuchâtelois et Confédérés d'affirmer davantage leur présence dans cette communauté? Travailler avec les conservatoires non professionnels, attirer les plus jeunes vers l'excellence, les inviter à participer à des projets enthousiasmants avec leurs aînés plus expérimentés, pourrait être un moyen de multiplier l'émulation, et de tirer tout le potentiel de ce que les HEM peuvent apporter à notre société.

On me permettra pour terminer une dernière question: quel contribuable neuchâtelois a-t-il jamais parlé de supprimer les aides au stade de la Maladière, sous prétexte que l'équipe de Xamax ne comportait pas assez de citoyens suisses?

 

La question financière

Venons-en, enfin, au nerf de la guerre. Le Conseil d'Etat annonce des économies de 2,2 millions qui seraient permises par la fermeture de la HEM neuchâteloise. Professeurs et étudiants contestent ce montant et proposent leurs propres estimations. Pourtant, en l'absence (fréquente) de chiffres officiels publiés, en l'absence surtout d'explication sur la méthode de calcul utilisée par le Conseil d'Etat, force est de constater que nous avançons dans le flou. Quelques sources très autorisées ont toutefois permis de faire quelques percées significatives.

Les 2,2 millions semblent résulter de l'addition de quelques chiffres: 1 million est dû par le Canton à la HES-SO (Haute Ecole Spécialisée de Suisse Occidentale) au titre de «l'avantage de site» -- c'est-à-dire le montant dont un Canton doit s'acquitter pour chaque étudiant HES présent chez lui, soit 10'000 francs par étudiant. Les étudiants étrangers, au-delà du taux de 50% admis par la convention HES, sont en outre «surtaxés», sous l'appellation d'«avantage de bien public», à hauteur de 12'000 à 13'000 francs par personne; ils sont trente au total à Neuchâtel (huitante, moins cinquante admis par la convention), soit environ 350'000 francs. Ce qui nous donne 1,3 ou 1,4 millions. Ajoutez 600'000 francs de loyer et d'entretien, et quelques divers, nous arrivons aux 2,2 millions.

De ces montants, lesquels seront effectivement récupérés? Le loyer du bâtiment devrait en être soustrait, puisqu'il rentre directement dans les caisses du Canton. Il est vrai, la Conseillère d'Etat, Mme Monika Maire-Hefti, a affirmé que l'Etat pourrait trouver un autre locataire pour ce bâtiment moderne, excellemment situé près de la gare (le «Campus Arc 1»). Ce serait toutefois oublier que ces locaux sont partagés avec le Conservatoire cantonal, dans une synergie d'une efficacité remarquable: les salles sont occupées par les étudiants de la HEM la journée, mais dans l'après-midi, les couloirs se remplissent d'enfants portant sur leur dos leur guitare, leur petit basson... Les mamans les attendent assises aux tables ou sur les petits canapés qui agrémentent les espaces communs, avec une vue magnifique sur les Alpes. L'accordage des pianos, l'entretien de divers autres instruments, de la bibliothèque, etc., sont des coûts partagés entre les deux institutions. Si l'on souhaite réaffecter ces locaux à une entité tierce, il faudra d'abord en déloger le Conservatoire, et lui trouver une autre adresse. Ces nouveaux locaux ne seront certainement pas gratuits, et seraient de surcroît sous-utilisés la journée: coût il y aura, et il sera important. Les 600'000 francs de location et d'entretien doivent donc être comptabilisés, au moins en grande partie. Nous nous approchons donc des 1,5 millions très probablement.

Parmi les enseignants de la HEM, un certain nombre sont contribuables dans le Canton. Les impôts qu'ils paient sont également une retombée directe, qui disparaîtrait avec la HEM. Certains de ces enseignants quitteront d'ailleurs probablement le Canton s'ils trouvent un emploi adapté ailleurs, chose d'autant plus plausible que leur compétence est très spécialisée. Comme la plupart travaillent ici à temps partiel, ce ne sont pas uniquement les 15% du salaire HEM que le Canton perdrait, mais bien plus: peut-être le double, davantage même dans le cas où il existe un conjoint payant également ses impôts ici. Les cotisations de retraite (deuxième pilier) sont prélevées par la caisse neuchâteloise pour tous les salariés, domiciliés ou non dans le Canton, et cela correspond à environ 10% de la masse salariale. Cet argent ne devient certes pas propriété de l'Etat, et ressortira un jour, sous forme de rente, ou de prestation de libre-passage; la Caisse sise à la Chaux-de-Fonds ne s'en plaint toutefois pas, dans l'immédiat. Faisons-en abstraction pour l'instant, et retenons que, du point de vue fiscal, les pertes peuvent être évaluées à 200'000 ou 300'000 francs, en restant prudents. Nous tombons nettement en-dessous des 1,5 millions.

Dans l'hypothèse où la fermeture de la HEM aurait réellement lieu, il faudra aussi tenir compte des 45 étudiants neuchâtelois inscrits dans les autres HEM suisses: actuellement, ils sont pris dans une sorte de forfait préférentiel («avantage de bien public»), et leur coût est globalement compensé par l'apport des Suisses non neuchâtelois étudiant à la HEM de Neuchâtel. Si Neuchâtel sort du réseau HEM, se posera la question de leur coût réel. Actuellement, le montant demandé au Canton pour ces étudiants se monte à 10'000 (HES-SO) ou 25'000 francs (autres HEM) par personne; ce qui, pour 43 étudiants (situation 2017), enlèverait encore des centaines de milliers de francs aux économies attendues. La complexité du réseau HES-SO rend dificile de prédire l'impact réel que pourrait avoir cette situation nouvelle. Mais il ne serait pas étonnant, il serait même logique, que ces montants refassent surface quelque part, à la faveur de quelque convention intercantonale, ou de quelque «péréquation» dont notre système fédédal est si fécond. Comme nous l'avons déjà signalé, des sources bien informées tablent plutôt sur une économie assez nettement inférieure au million.

Ceci n'est pas tout: même sur le sctrict plan financier, il faudrait également compter avec les retombées indirectes -- notamment avec ces quelque cent étudiants, qui vivent principalement dans le Canton, y paient un loyer (voire, pour certains, des impôts), et participent à la vie culturelle locale, dirigeant des chœurs ou des fanfares, complétant les effectifs des orchestres et des ensembles vocaux, accompagnant des cultes ou enseignant à des enfants ou des adultes -- un personnel disponible, qualifié et abordable pour les réseaux culturels neuchâtelois. La manne fédérale de 2,5 millions, qui s’envolerait en fumée, termine actuellement elle aussi en partie dans les mains du fisc neuchâtelois, des régies immobilières, des hôtels, des restaurants... Lors de la séance du 30 novembre, pressée par les questions des enseignants, la Conseillère d’Etat en charge de la formation, Mme Maire-Hefti, doit reconnaître que l’étude d’impact relative au démantèlement de la HEM et à ses coûts directs et indirects n’a pas été achevée avant que la décision ne soit prise -- faute de temps, dit-elle. Il semble pourtant évident qu’on ne peut prendre une telle décision, probablement irréversible, dans l’urgence; et d’autre part, le besoin de réaliser des économies dans les comptes de l’Etat ne date pas d’un mois, ni même d’un semestre. Une telle précipitation semble vraiment difficile à comprendre.

Sur la page Facebook «Sauvons la HEM de Neuchâtel», Jean-Frédéric Jauslin, ancien directeur de la Bibliothèque Nationale et ancien ambassadeur auprès de l'UNESCO, rappelle que le produit intérieur brut de la culture est supérieur à celui de l''horlogerie. Et des études indépendantes montrent qu'un franc investi dans la culture en rapporte trois à l'économie...

 

La nouvelle «flexibilité»

Au-delà de la question de l'enseignement musical, Neuchâtel est peut-être bien en train de devenir un cas d'école: comment est-il possible de licencier en bloc et en 24 heures une soixantaine de professeurs (pour 18 équivalents plein temps, rappelons-le), parmi lesquels des artistes de grand renom, des pédagogues réputés? L'exploit paraît d'autant plus remarquable que ces personnes, dès 2008, avaient été engagées dans leur immense majorité avec statut de fonctionnaire! La plupart d'entre eux ont refusé depuis d'autres propositions intéressantes, certains ont même démissionné de positions enviées pour pouvoir se consacrer à la HEM de Neuchâtel et y construire un projet à long terme. Former de jeunes virtuoses suppose, comme on le devinera facilement, un effort de longue haleine; la dynamique de l'excellence n'est pas une chose qui se met en place en six mois... Comment a-t-on pu en arriver là?

Au cours des années récentes, une réforme du statut du personnel a eu lieu dans la Haute Ecole Spécialisée (HES) genevoise. L'opération portait le nom esthétique et sibyllin d'«évolution des typologies de fonctions». Un nouveau règlement d'application a été publié en été 2017, et est immédiatement entré en vigueur; les enseignants ont alors eu la désagréable surprise de voir que leurs contrats de fonctionnaires avaient été mués en «contrats à durée indéterminée, maximale de quatre ans» (sic!), renouvelables sous conditions. En d'autres termes, leur statut de fonctionnaire a été cassé sans que la manoeuvre ait été clairement annoncée aux personnes concernées. Faisant partie des professeurs inquiets d'une telle évolution, j'ai alerté mes collègues sur ce point dès l'été 2017. Une responsable de la HES est venue à Neuchâtel pour la séance de rentrée de septembre 2017, et a répondu à nos questions, de manière plutôt lénifiante. Et deux mois plus tard, le personnel est licencié en bloc! La fermeture officielle de l'école a bien été fixée en été 2021, c'est-à-dire dans trois ans et demi; mais tenant compte du fait qu'il n'y aura plus de nouvelles admissions, les taux d'occupation vont baisser dès l'été 2018, souvent de manière drastique, et de nombreux enseignements vont disparaître à l'horizon d'un an ou deux déjà.

Emmanuel Macron en a rêvé, les HES l'ont fait: leur personnel est désormais un personnel «flexible». Le Conseil d'Etat neuchâtelois s'est littéralement rué sur cette possibilité nouvelle qui lui était donnée de tordre le cou à une formation à laquelle il n'a jamais cru, et qui lui avait été imposée, en 2008, par le Grand Conseil -- et imposée à une majorité cinglante de 75%. Mais au-delà du cas de la HEM neuchâteloise, sont concernés également tous les enseignants qui officient dans une HES genevoise (et peut-être, au-delà, dans l'ensemble des filières de la HES-SO; ce point est à confirmer). Reste à expliquer à ceux (et ils sont nombreux) qui ont renoncé à des propositions intéressantes pour pouvoir se consacrer à un projet en plein développement, comment ils pourraient revenir en arrière... Pour certains, proches de la retraite, les possibilités de reconversion sont faibles, en particulier dans le domaine de l'enseignement musical supérieur, qui est assez confidentiel. Au minimum, le débat doit porter désormais sur la globalité de l'enseignement supérieur: après les HES, les Universités vont-elles être touchées par ces réformes? Les lycées, les cycles d'orientation? L'Etat, traditionnellement, offre des conditions salariales moins attractives que le privé; il a néanmoins toujours eu pour lui un avantage, qui est celui du long terme. Nombreux sont ceux qui ont accepté ces conditions parce que la durabilité leur paraissait prioritaire. Changer les règles du jeu en cours de partie est-il loyal? Les futurs recrutements ne vont-ils pas souffrir d'une telle régression? Sera-t-il toujours possible d'attirer de grands noms, si on laisse passer le message peu engageant de cette nouvelle «flexibilité»? Et au-delà des questions immédiates, que voulons-nous faire réellement de nos écoles supérieures? La recherche d'excellence dont nous nous préoccupons en permanence, peut-elle passer par de telles procédures? Les maîtres penseurs de la doctrine libérale, sans doute bien représentés dans les rangs des hautes écoles d'économie et de gestion, ne sont-ils pas en train de nous marquer un «autogoal»? L'affaire est à suivre de toute façon avec la plus grande attention.

 

Une évolution préoccupante

Un point paraît résolument choquant: rechercher, voire exiger, des économies, semble légitime compte tenu de la situation générale. De nombreuses institutions cantonales sont ainsi appelées à contribuer aux efforts de rigueur actuels. Mais la Haute Ecole de Musique est la seule, dans le train de mesures d’économies proposé par le gouvernement, à se voir imposer non pas une réduction de la voilure, mais une disparition pure et simple. On en conviendra, la mesure est radicale! Dans une interview à la radio romande (Forum, La Première, 5 décembre), Mme Maire-Hefti a posé l'équation selon ses propres termes: selon elle, les Neuchâtelois doivent aujourd'hui choisir entre assainir leurs finances, OU avoir une Haute Ecole de Musique... Serions-nous devenus la tête de turc du feuilleton financier cantonal? Rappelons ici que la subvention de 2,2 millions représente un pour mille du budget de l'Etat , et un pour cent des économies à trouver pour assainir les finances du Canton. Ce n'est pas en sacrifiant la HEM, et surtout pas en l'exhibant sur la place publique, exposée à tous les populismes, que l'on va résoudre le problème du déficit. En toute logique, on devrait exiger de la HEM qu'elle fasse les mêmes sacrifices que les autres, c'est-à-dire qu'elle participe aux 10% d'économies qui sont nécessaires. Réduire leur train de vie de 10% (et même davantage, pourquoi pas?) est largement à la portée des musiciens, qui passent leur vie à encaisser les mesures d'austérité, qui les frappent toujours en premier. Couper dans les effectifs semble une voie à explorer: la masse salariale est la principale charge des HEM, et les cours individuels en constituent l'essentiel; la diminution du nombre d'élèves devrait avoir sur tout cela un impact direct et massif.

Mais imaginons un instant que les finances cantonales reviennent à meilleure fortune. Et pourquoi pas? Pourrait-on faire machine arrière? Les talents réunis, dans le corps professoral ou parmi les étudiants, ne sont pas mobilisables aussi facilement qu’un nettoyeur ou un magasinier. Monter une école de haut niveau dans ce genre de domaine prend beaucoup de temps, et plus encore la bonne réputation du site au plan national et international. Au demeurant, il n’est pas sûr que le Canton de Genève accepte sans sourciller la volte-face neuchâteloise: avec la perte de son site décentralisé, la Haute Ecole de Musique genevoise se retrouverait en effet isolée, et même en position défavorable par rapport à son concurrent naturel, l’HEMU vaudoise, qui regroupe pas moins de quatre sites: Fribourg, Sion, Lausanne classique et Lausanne jazz. La cité de Calvin pourra-t-elle s’accommoder de ce retour en arrière?

Il fut une époque -- pas si lointaine -- où le Canton de Neuchâtel possédait deux conservatoires professionnels; et cette tradition ne date pas d’hier. Avec la disparition de la Haute Ecole, n’est-ce pas tout un passé que l’on renie? Certains, dans les rangs des enseignants ou du corps administratif, amers, parlent d’une progressive désertification culturelle. Et l’on reste, indéniablement, avec plus de questions que de réponses: et nos musées, sont-ils rentables? Pourquoi rénover un château, une église? La beauté n’est-elle pas un remède à bien des maux de la société, n’est-elle pas même une valeur à laquelle se rattacher, en particulier dans les temps difficiles?

 

Le «démaillage» des HES

En toute hypothèse, la liquidation de la Haute Ecole de Musique, si elle est effectivement réalisée, représentera un point critique pour les destinées de la musique dans le canton. Avec cette singularité supplémentaire d’ouvrir une brèche dans le dispositif des Hautes Ecoles suisses: Neuchâtel serait, d’ici quatre ans, le seul Etat romand (mis à part le Jura, qui ne compte que 70'000 habitants) à ne pas être représenté dans ce domaine, alors que d’autres, comme Fribourg ou le Valais, n’ont pas des moyens infiniment supérieurs. Ce signal est-il positif pour l’esprit d’excellence professé par notre système éducatif? Est-il réjouissant pour un canton chargé d’histoire comme Neuchâtel? Diminuer les moyens accordés à un secteur du service public peut sans doute être de la compétence d’un gouvernement. Mais le démantèlement pur et simple d’une école professionnelle centenaire semble typiquement être une décision politique relevant du législatif. Tout espoir n’est donc pas perdu; les députés neuchâtelois peuvent encore exprimer le vœu d’une école, peut-être plus réduite, mais capable de continuer à faire rayonner loin à la ronde le nom de Neuchâtel.

 

Une vision, s.v.p.

Mais je ne voudrais pas conclure sans jeter sur l'ensemble de l'affaire un regard plus distancié et plus optimiste. Oui, le Canton de Neuchâtel est actuellement dans une situation difficile. Sa population est aujourd'hui à peu près la même qu'en 1970, alors que la Suisse, dans le même temps, est passée de 5 à 8 millions d'habitants. A l'échelle d'un siècle, le problème semble clair: ce Canton fait partie des zones qui, en Europe, ont subi de plein fouet les mutations du monde de la production. L'activité traditionnelle qui a fait sa richesse économique et culturelle, l'horlogerie, est passée par des reconversions dramatiques. Mais Neuchâtel n'est pas seul dans son cas. Que dire des régions industrielles, en particulier sidérurgiques, de notre continent? Ou d'Amérique du Nord? Pour elles, le salut est souvent venu d'une mutation philosophique en profondeur. Je ne prendrai qu'un exemple, particulièrement spectaculaire (mais il en existe de nombreux autres évidemment): Bilbao fut longtemps le chantier naval de l'Espagne, et ce depuis l'époque des Rois catholiques. Dévastée par les crises apparues dès les années 1970, la ville a investi toutes ses ressources matérielles et morales dans la culture. Son Musée d'art contemporain (la Fondation Guggenheim, qui a coûté un peu plus cher que la HEM de Neuchâtel !!) a permis à la ville de se redresser, et de devenir un centre majeur sur la carte culturelle mondiale. Bristol, Hambourg, Manchester, fourniront d'autres pistes de réflexion. Des régions comme celle de Neuchâtel ne pourraient-elles pas s'inspirer de telles réussites?

Tout le monde sait évidemment que la prospérité de nos régions ne pourra plus venir, comme ce fut le cas un jour, de l'activité agricole. L'industrie a elle aussi, hélas, dépassé son point d'apogée. Restent les services. Le Canton de Neuchâtel, avec son patrimoine architectural, avec sa situation privilégiée au bord d'un lac magnifique, a assurément un «coup» à jouer dans ce contexte. En commençant par le commencement: ne pas voir la culture comme un boulet, mais comme une chance! Dans leurs interventions télévisées, les Conseillers d'Etat présentent leur projet d'une manière qui paraît sincère: ils parlent du Canton comme d'une famille «dans laquelle il fait bon vivre». Ils ont raison d'observer que le souci de «nouer les deux bouts à la fin du mois» n'est pas très favorable au développement de ce sentiment de bien-être que tout le monde, a priori, recherche. Est-ce à dire qu'ils n'estiment pas que la musique puisse apporter quelque chose à ce bonheur collectif? Les citoyens neuchâtelois pensent-ils comme eux à ce sujet? Nous attendons aujourd'hui des réponses.

 

Vincent Arlettaz
Professeur d’histoire de la musique
HEM de Neuchâtel

(éditorial du 1er décembre 2017, révisé le 11 décembre)

 

Ressources externes:

Pétition en ligne pour sauver la HEM de Neuchâtel: http://chn.ge/2ADtPRb

Page FaceBook «Sauvons la Haute Ecole de Musique de Neuchâtel», créée par les étudiants (accès libre, pas besoin de s'inscrire sur FaceBook): https://www.facebook.com/soshemne/

 

Documents d'archives:

Tout savoir sur les Hautes Ecoles de Musique romandes, article paru en 2009 dans la Revue Musicale de Suisse Romande, faisant notamment la synthèse des années difficiles déjà vécues à Neuchâtel (voir p. 27):

rmsr.ch/articles/2009-4/hem.htm

Article de lExpress de Neuchâtel, sur le concert de soutien donné par Michel Corboz et ses chanteurs en novembre 2005 (deux mille cinq!) pour s'opposer à la fermeture des classes professionnelles:

L'express 14 novembre 2005

 

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Anciens éditoriaux web:

fondue_miracle.html (2001)

Le Monde de la Musique en Suisse (2006)

La vie commence à soixante ans (2007)

La Revue Musicale fête ses 60 ans à Chillon (mars 2008)

Henri Cornaz (1920-2008) (septembre 2008)

Le syndrome de Sisyphe (mars 2009)

Dix ans (mars 2011)

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Entrer en résistance (mars 2015)

Dix ans après... (mars 2017)

 

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(page mise à jour le 11 décembre 2017)