No. 55/1    mars 2002

 

La légende de la

harpe de verre

par Vincent Arlettaz

 

Trois enregistrements récents, et la réédition du fameux Quintette Kv 617 de Mozart -- oeuvre phare de sa littérature -- ont replacé la harpe de verre sous les feux de l'actualité. Instrument de la plus haute antiquité, pratiqué déjà par les Chinois et les Perses, connu successivement sous le nom de «verrillon», «seraphim», «orgue angélique» ou encore «armonica», il fut mécanisé à l'époque des Lumières. Puis il tomba en disgrâce -- mais jamais totalement dans l'oubli. A l'âge des sons électroniques, son timbre diaphane et immatériel n'a rien perdu de sa fascination...

Leur seule forme est déjà une invitation à la caresse: qui, face à un de ces beaux verres à cognac ventrus, a pu résister à la tentation de le faire parler, en le heurtant de l'ongle, ou en l'effleurant du bout du doigt? Le son qui s'en dégage, à la fois doux et pénétrant, a quelque chose de mystérieusement envoûtant. Comment dès lors s'étonner que le Dr. Mesmer, pionnier de l'hypnose à l'époque des Lumières, ait eu recours à ces sonorités sibyllines pour traiter ses patients? Comment s'étonner de l'enthousiasme délirant que l'instrument provoqua dans les mêmes années -- son âge d'or, l'âge de Werther et d'Ossian? Comment enfin s'étonner de la réputation sulfureuse qui fut la sienne, et de sa disparition soudaine, aussi brutale que ses succès avaient été foudroyants? Interdit dans plusieurs Etats européens, l'armonica de verre fut quasiment rayé de la liste des instruments honorables dès 1830, et ne s'en releva jamais complètement. Et pourtant, à ce moment-là, les plus grands avaient déjà écrit pour lui: Mozart, Beethoven, Reicha, Donizetti, Berlioz même!

De mystérieuses origines

Les «verres musicaux» (en anglais, «musical glasses» est l'expression courante pour désigner ce type d'instruments) existent sans doute depuis la plus haute Antiquité. Le verre lui-même apparaît déjà chez les Egyptiens et Mésopotamiens, plusieurs millénaires avant notre ère; puis il se diffuse dans le bassin méditerranéen. Grecs, Phéniciens et Romains travaillent à son perfectionnement, et son âge d'or est atteint vers le milieu du premier siècle après Jésus-Christ, époque où l'on trouve déjà des fenêtres vitrées à Rome et à Pompei.

Il serait surprenant que les qualités acoustiques des bols et autres coupes en verre n'aient pas déjà alors attiré l'attention. Mais il faut attendre le XIe siècle pour que soit attesté le premier instrument musical à part entière, chez les Perses. D'ailleurs, c'est sans doute d'Asie que l'instrument va passer en Occident: on en trouve la première illustration dans un traité de 1492, le Theorica Musicae de l'Italien Franchinus Gaffurius.

Il ne s'agit certes pas encore d'un instrument de musique à proprement parler: comme le monocorde, il n'est utilisé que dans le contexte d'expérimentations arithmético-acoustiques, perpétuant la tradition pythagoricienne. D'autres documents, relativement peu nombreux à la vérité, attestent l'existence d'instruments du même genre au cours des deux siècles suivants. Ils semblent avoir été particulièrement appréciés dans les pays germaniques, et notamment en Bohème, grand producteur de verres fins dès le XVIIe siècle: connus sous le nom de «verrophones» ou «verrillons», ils pouvaient couvrir jusqu'à trois octaves.

 

L'«orgue angélique»

Ce n'est qu'à partir du XVIIIe siècle que l'on peut véritablement parler d'un équivalent européen pour l'antique sâzi kâzât persan. Et c'est à un musicien irlandais, Richard Pockrich (ou «Puckeridge», vers 1690-1759), que revient l'honneur d'avoir fait un instrument de musique de ce qui n'était sans doute jusque-là qu'une curiosité pour érudits, ou un jeu de société à la mode.

Pockrich reprend et systématise deux principes déjà connus de ses prédécesseurs: la production du son non plus par percussion, mais par frottement, au moyen des doigts humides (technique attestée dès le XVIIe siècle); et l'accordage des verres au moyen d'une quantité déterminée d'eau -- ce qui a pour effet de baisser le son (on en voit déjà l'application dans le traité de Gaffurius). Sur son instrument de 26 verres, auquel il donna le nom d'«orgue angélique» («angelick organ»), il se produisit dès 1741 dans des concerts mémorables, à Dublin et dans plusieurs autres villes britanniques. A son répertoire figurait notamment la Water Music de Haendel -- ce qui indique bien le degré appréciable de virtuosité atteint dès cet instant.

Christoph Willibald Gluck (1714-1787) fut le premier grand compositeur à s'enthousiasmer pour le nouvel instrument, qu'il joua en concert dès 1746 (à Londres), et pour lequel il écrivit une pièce avec accompagnement d'orchestre -- aujourd'hui perdue. Mais c'est une femme qui devait devenir la première grande virtuose des «verres musicaux», Ann Ford. Celle-ci fut également l'auteur du plus ancien manuel sur le sujet, les Instructions for the Playing of the Musical Glasses, publiées à Londres en 1761...

 

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