No. 63/4    décembre 2010

 

La musique de Luigi Boccherini

Splendeurs et misères d'une oeuvre rare

Par Alessandro Dozio

Luigi Boccherini

Portrait présumé de Luigi Boccherini, attribué à
Jean-Etienne Liotard (1702-1789). Collection privée.

 

Rares sont les compositeurs de l'envergure de Luigi Boccherini (1743-1805) à avoir connu des fortunes aussi inégales dans l'appréciation et la diffusion de leur oeuvre. Pourtant, peu d'autres musiciens ont su conjuguer avec autant d'originalité l'art et la science musicale pour nous léguer un catalogue débordant de musiques de la plus fine facture.

Comprenant une trentaine de symphonies, douze concertos pour violoncelle et orchestre, quelque trois cents compositions de musique de chambre (notamment pour trio, quatuor et quintette à cordes) ainsi que quelques pièces vocales, son oeuvre a obtenu la reconnaissance de ses contemporains. Ch. Burney (1726-1814) en soulignait les caractéristiques exemplaires, relevant que «il n'y a peut-être pas de musique plus inventive, élégante et plaisante que celle de ses quintettes». A. Choron et F. Fayolle, dans leur Dictionnaire historique des musiciens de 1810, se plaisent à observer que «sa musique est puisée à la source des livres saints» et qu'elle donne «l'idée de la musique des anges». Le violoniste et compositeur J.-B. Cartier (1765-1841) se fait l'élégant interprète des éloges suscités par son oeuvre en remarquant, par une belle formule souvent citée, que «si Dieu voulait parler aux hommes, il se servirait de la musique d'Haydn; mais s'il voulait en entendre, il se ferait jouer celle de Boccherini».

 

La diffusion sous conditions d'une grande oeuvre musicale

Si, par la richesse et l'originalité de ses contenus, l'oeuvre de Boccherini peut être apparentée à celle de son contemporain Joseph Haydn (1732-1809), elle n'a par contre jamais connu une popularité comparable après sa mort. Une trentaine d'années plus tard, alors que Balzac rédigeait ses nouvelles musicales, son nom n'avait pas acquis un statut de symbole, et restait confiné au cercle de ses admirateurs -- entre autres Stendhal, qui «parlait avec émotion “du tendre Boccherini ”». Si le nom de Boccherini avait peut-être été entendu par l'auteur de La Comédie humaine, il ne l'accolait toutefois pas aux «beaux génies qui ont produit une musique plus perfectionnée que celle des leurs devanciers»: Haydn, Mozart, Beethoven et Rossini. Cette absence est d'autant plus significative qu'elle coïncide avec un moment où l'activité éditoriale consacrée à l'oeuvre de Boccherini est encore intense en France.

Dans les années 1870, le Minuetto de l'op. 11 N° 5 (G275), qui n'avait jusqu'alors pas fait l'objet d'une attention particulière, deviendra célèbre. Grâce à d'innombrables transcriptions pour divers ensembles instrumentaux, il assurera une certaine notoriété au nom, plus qu'à l'oeuvre, de Boccherini. Quelques initiatives ont par la suite contribué à garder vivant l'intérêt d'un public toutefois restreint.

Le deuxième après-guerre marque un renouvellement plus durable de l'attention accordée au compositeur. Il faut d'abord mentionner les remarquables interprétations du Quintetto Boccherini, gravées durant les années 50 et récemment rééditées. Le début des années 60 voit la parution de la biographie établie par Germaine de Rothschild. Cet ouvrage, comprenant une part importante de la correspondance du compositeur, restera le document de référence jusqu'à la parution des récentes recherches qui ont éclairci quelques points d'ombre du parcours du Maestro de Lucca, démentant l'image hagiographique d'un musicien vivant ses dernières jours dans la plus grande misère. A la fin des années 60, Yves Gérard publie son grand travail de catalogage et d'analyse de la musique de Boccherini. Le musicologue français propose la numérotation systématique des oeuvres aujourd'hui en usage, apportant une clarification bienvenue dans la confusion dont souffrait le catalogue. Depuis, un nombre significatif de travaux -- tant biographiques qu'analytiques -- a été publié, et l'édition des oeuvres complètes a été engagée.

La diffusion de l'oeuvre de Boccherini reste toutefois encore fragmentaire. Les collections biographiques des grands éditeurs français et anglais ne lui ont toujours pas consacré un volume à part entière. Le mélomane ne peut pas se procurer aisément ses partitions, dont un grand nombre n'ont pas été rééditées depuis longtemps. Alors que plusieurs interprétations -- par exemple -- de l'intégrale des quatuors de Haydn sont disponibles sur un marché parfois pléthorique, la discographie de Boccherini présente des lacunes importantes; aucun enregistrement complet de ses trios, quatuors et quintettes n'a été réalisé à ce jour. Son oeuvre, dont des pans non négligeables restent peu sinon pas connus, figure moins qu'elle ne le mérite dans les programmes de concerts et tarde à toucher un public plus vaste.

La fortune critique dont a joui la musique du Maestro de Lucca a de surcroît été ternie par des jugements réservés, parfois même expéditifs. Germaine de Rothschild rapporte le propos, non exempt d'une pointe de condescendance, de Felix Mendelssohn (1809-1847) qui, après avoir entendu un de ses quintettes, en rendait compte à sa soeur en le qualifiant de «perruque, mais sous laquelle sourit un vieil homme aimable». Ce mot de Mendelssohn paraît encore attentionné, si on le compare aux propos médisants de Louis Spohr (1784-1859), qui prétendait que les quintettes de Boccherini «ne méritent pas le nom de musique».

Plus récemment, le journaliste et critique musical américain Harold Schonberg, auteur d'ouvrages à grand tirage, réussissait l'exploit d'ignorer totalement Boccherini, dont le nom n'apparaît pas une seule fois au fil des quelque 700 pages de son volume (paru en 1970) consacré aux biographies des grands musiciens. Le Guide de la musique de chambre consacre 72 pages aux compositions de Haydn, 55 à celles de Mozart, mais il n'en accorde que 7 à celles de Boccherini. Même un auteur aussi avisé qu'Alfred Einstein s'est montré discret au sujet d'une oeuvre qu'il ne semblait apprécier que pour ce «léger accent espagnol auquel elle doit sa plus grande séduction». Il faut aussi signaler l'avis influent de Charles Rosen qui, dans son ouvrage de référence sur le style classique, ne mentionne Boccherini qu'à la dérobade, uniquement pour rabaisser «le nombre énorme de [ses] travaux agréables mais insipides» et sa musique «falote et anodine».

Cette réception polarisée, cette diffusion sous conditions, réservée à l'une des trois principales contributions (avec celles de Haydn et Mozart) au patrimoine musical de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, pose encore problème: elle fait «scandale», au sens étymologique d'obstacle, de pierre d'achoppement que l'on ne peut éviter. Pour rendre compte de cet état de choses, nous évoquerons trois lectures possibles de l'héritage musical de Boccherini. La première tentera de décrypter un paradoxe lié à la perception de ses compositions -- à savoir la difficulté de mémorisation d'une musique pourtant qualifiée par certains de facile. La deuxième s'efforcera de situer son oeuvre par rapport au «style classique» -- nous chercherons à définir s'il est légitime d'imputer sa diffusion incomplète à une hypothétique irréductibilité de son idiome à ce style. Enfin, la troisième fera succinctement état d'un malentendu (d'une «mauvaise écoute», au sens littéral du terme) qui pèse sur une oeuvre dont le caractère gracieux et affable a été tenu pour synonyme de superficialité -- alors que ce caractère gracieux nous paraît justement lié à la démarche artistique même du compositeur: la recherche de l'apaisement du sujet de l'expérience musicale, par l'apesanteur des formes du son.

 

I. Forme, contenu et mémoire d'une musique élusive

L'auditeur qui parcourt les allées de l'édifice musical du Maestro de Lucca s'aperçoit rapidement que sa musique, d'apparence simple, facile -- pour certains même superficielle -- déjoue notre mémoire musicale avec aisance. Comme la matière des rêves et les paysages voilés par l'énigme des brumes, elle tend à se soustraire au souvenir pour n'y laisser que des impressions fugaces. Ce paradoxe mérite d'autant plus l'attention qu'il semble bel et bien résulter d'un choix artistique pleinement assumé par le compositeur. Maints exemples démontrent que Boccherini était parfaitement en mesure de composer des thèmes en relief, à l'identité accusée, sachant s'imprimer sans difficulté dans la mémoire de l'auditeur. En atteste, entre autres, le célèbre Minuetto de l'op. 11 N° 5 (G275) qui figure au nombre des motifs -- peu nombreux -- gravés dans la conscience musicale collective européenne. Ceci nous renvoie à l'examen de quelques traits de l'idiome musical boccherinien...

 

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Revue Musicale de Suisse Romande décembre 2010

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