No. 64/2    juin 2011

 

Pour en finir avec Süssmayer

Les enjeux de l'intertextualité dans la partition du Requiem de Mozart

Par Florence Badol-Bertrand

 

«Je dois trop de reconnaissance aux enseignements de ce grand homme pour qu'il me soit permis de garder le silence et d'autoriser ainsi que la publication d'une oeuvre dont la majeure partie est mon oeuvre, soit faite sous son nom: car je suis parfaitement certain que mon oeuvre est indigne de ce grand homme. La composition émanant de Mozart est tellement unifiée, et j'ose l'affirmer trop inaccessible au plus grand nombre des compositeurs actuellement vivants, pour juger que l'aventure serait plus néfaste à chacun des imitateurs surtout s'il s'agit d'un travail apocryphe, qu'au corbeau (sic) qui a voulu se parer des plumes du paon.

Voici comment ce travail d'achèvement du Requiem, qui a motivé notre correspondance, m'a été confié. La veuve de Mozart pouvait prévoir aisément que les oeuvres laissées par son mari seraient recherchées: la mort vint le surprendre alors qu'il travaillait à ce Requiem. On demanda donc à plusieurs maîtres de se charger dudit travail; quelques-uns d'entre eux, surchargés de besogne, ne purent s'y soumettre; d'autres ne voulurent pas compromettre leur réputation en mettant dans la balance leur nom avec celui de Mozart. Enfin, l'affaire vint jusqu'à moi car on savait que j'avais souvent, du vivant de Mozart, parcouru et chanté avec lui les morceaux du Requiem qui avaient déjà été mis en musique, qu'il m'avait en outre très souvent entretenu de la terminaison de cette oeuvre et qu'il m'avait initié à la marche et aux fondements de son instrumentation. Je ne puis que souhaiter d'avoir réussi ou du moins que les connaisseurs puissent, çà et là, y trouver quelques traces de son enseignement inoubliable. Du Requiem ainsi que du Kyrie -- Dies Irae -- Domine Jesu Christe, Mozart a entièrement achevé les quatre parties vocales, ainsi que la basse fondamentale munie de son chiffrage; mais quant à l'instrumentation, il en a seulement noté çà et là les motifs. Le dernier verset du Dies irae qu'il ait écrit est ‘Qua resurget ex favilla'; et son travail est analogue à celui des premiers morceaux. A partir du verset ‘Judicandus homo reus'... j'ai entièrement terminé le Dies Irae. Le Sanctus, Benedictus et Agnus Dei sont entièrement et nouvellement composés par moi. J'ai pris seulement la liberté, afin de donner à l'oeuvre plus d'unité, de répéter la fugue au verset: ‘cum sanctis'...

Ce sera pour moi une satisfaction de coeur si la présente communication a pu vous apporter quelques services».

Ainsi écrivait Süssmayer aux éditions Breitkopf, au moment des travaux de publication du Requiem... tel un corbeau se parant, effectivement, des plumes du paon.

Malgré de nombreuses études musicologiques sur les sources, les manuscrits, les témoignages etc... le brouillage des pistes consenti par Constance Mozart -- qui vendit l'autographe quatre fois en promettant l'exclusivité à chacun de ses acheteurs -- et le déploiement des légendes entourent encore l'oeuvre d'un écran de fumée. Je propose néanmoins de mettre en pièces les prétentions de Süssmayer par trois biais:

1. L'analyse musicale, qui révèle l'infrastructure unitaire de l'oeuvre, élaborée essentiellement sur la récurrence de cellules. Elle s'inscrit dans la continuité des recherches de Mozart entamées avec les Quatuors Prussiens en 1789-90 et poursuivies dans ses dernières oeuvres telles La Clémence de Titus et La Flûte enchantée.

2. La place historique de l'oeuvre, que Mozart inscrit au carrefour des temps, dans une lignée qu'il connaît spécifiquement, qu'il cite précisément et sur laquelle il fonde également sa composition.

3. L'étude de l'intertextualité et des partis pris par Mozart à différents niveaux de la composition: par rapport à la matière musicale thématique citée -- Introït; au niveau formel -- Recordare; par rapport à l'autocitation -- Lacrimosa.

Ces trois prismes mettent en jeu, chacun à leur manière, la notion de mémoire musicale et donnent des arguments suffisants pour montrer que les pièces dont Süssmayer s'attribue l'entière paternité ont une source mozartienne: ainsi du Sanctus et de l'Agnus, citant une autre sous-partie de l'oeuvre dont on sait qu'elle a été composée par Mozart... quant au Benedictus, on a retrouvé sa thématique dans un cahier d'exercices de Barbara Ployer (Kv 453b), l'une des élèves de Mozart.

L'instrumentation, qu'il dit également avoir réalisée, reflète les couleurs chères au dernier Mozart. Les cors de basset ont remplacé les bois de Salzbourg, les hautbois, en particulier, immanquablement symboliques de la France et du passé. La sémantique des cors de basset est en devenir mais elle conserve la référence à l'origine pastorale des bois -- dans le Recordare, en fa majeur, justement. Les trombones font partie de l'usage religieux autrichien et personne ne saurait s'en étonner à l'époque. L'association à l'au-delà et à la voix de basse, dans le Tuba Mirum, par exemple, éclaire l'emploi de l'instrument pour figurer l'autorité de type paternel à l'opéra.

D'emblée et à sa manière, il semble que Süssmayer ait brouillé les pistes lui aussi, sans qu'il soit évident de déterminer pourquoi ni avec quel aval: il signe «Mozart » sur la première page et fait précéder l'annotation «di me mpria  / de moi», tout en ajoutant la date de 1792 -- précisément 792, selon une pratique courante à l'époque. On peut s'interroger sur cette date: pourquoi faire comme si Mozart l'avait écrite lui-même alors que chacun savait qu'il était mort ? Et pourquoi cette signature qui, à y regarder d'un peu plus près, ne peut donner le change tant elle est différente de celle de Mozart?

Süssmayer était mort depuis plus de vingt ans lorsque les débats sur le Requiem furent rouverts, à partir de 1825. Voilà ce qu'en dit alors l'abbé Stadler à l'éditeur André dans une lettre datée du 1er octobre:

«...ce qui est sûr, c'est que Mozart lui-même a élaboré les trois premiers mouvements jusqu'au Sanctus avec beaucoup de peine, de diligence et d'amour. Des hommes respectables sont prêts à témoigner publiquement et à dire qu'ils ont rencontré Mozart peu de temps avant sa mort, très enthousiasmé par ce travail; jusqu'à trois jours avant, alors que, complètement épuisé, il avait dû s'aliter pour ne plus jamais se relever. Les manuscrits de Mozart et les mouvements qu'ils comportent, jugés magistraux par les connaisseurs sont les seuls vrais garants de cette oeuvre. Tout le reste est hors de propos. Quiconque a examiné les manuscrits en détail, doit reconnaître que Mozart en est le seul auteur et que Süssmayer n'y a joué d'autre rôle que celui qu'aurait tenu tout musicien expérimenté et formé à la basse continue. Tout ce qui est essentiel vient de Mozart lui-même».

L'analyse musicale de la construction et le repérage des fils conducteurs qui sous-tendent toute l'oeuvre confirmeront cette assertion.


1. L'osmose thématique crée l'architecture

L'infrastructure de l'oeuvre, élaborée au point qu'elle en compense l'inachèvement, rend évidente la griffe mozartienne, là même où Süssmayer s'attribuait la composition. Le relevé du retour des éléments thématiques est éloquent. Quelques-uns des plus caractéristiques irriguent la partition par leur récurrence dans des contextes musicaux différents. Ils façonnent l'architecture et assurent le sentiment de cohérence frappant que suscite le Requiem...

 

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RMSR juin 2011

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