No. 65/3    septembre 2012

 

L'expression dans la musique ancienne (I)

par Vincent Arlettaz

Atelier Van der Weyden: triptyque Sforza (Bruxelles)

Atelier de Rogier van der Weyden (vers 1400-1464): Triptyque Sforza (détail).
Bruxelles, Musée Royal des Beaux-Arts.

 

La première redécouverte de la musique ancienne date du XIXe siècle; sous l'influence des traditions romantiques -- qui constituaient alors la référence naturelle -- les oeuvres du Moyen Age et de la Renaissance ont d'abord été intreprétées de manière très libre, reposant notamment sur un ajout important de nuances, de rubato et d'intentions musicales de toute sorte, dont aucune ne figurait dans les sources. Cette attitude a par la suite essuyé de virulentes critiques -- d'une part pour des raisons d'objectivité, mais aussi sous l'influence d'une nouvelle esthétique qui devait faire son apparition dans les premières décennies du XXe siècle, en réaction aux outrances romantiques: un Schoenberg lutte alors contre le portamento ou le vibrato, un Stravinsky exige de l'exécutant qu'il n'ajoute rien à ce que contient la partition. Dans le domaine de la musique ancienne, cette approche nouvelle devait faire florès, aboutissant à exclure ce qui, de plus en plus, fut considéré comme un vestige d'une esthétique dépassée, d'un pathos confiné à une phase historique restreinte -- le romantisme -- s'étendant sur à peine plus d'un siècle. Aujourd'hui encore, la plupart des ensembles qui proposent en concert ou en enregistrement des oeuvres de la Renaissance ou du Moyen Age, le font avec une grande retenue au niveau des nuances, du rubato ou de l'expression; il en résulte des interprétations plutôt monochromes, comportant peu de contrastes. Pourtant, on trouvera facilement dans les traités anciens -- dès la fin du XIe siècle, et surtout au XVIe -- des passages affirmant que l'exécution de la musique vocale ne doit pas être la même selon le contenu du texte; qu'il ne faut pas chanter un Requiem comme un Alleluia ou une chanson légère. Ce fait devrait selon nous encourager les interprètes à prendre davantage de risques, à rechercher plus de contrastes et de couleurs, plus d'expression. En un mot comme en cent, il nous semble qu'une nouvelle approche est aujourd'hui nécessaire, aussi éloignée de l'atemporalité ascétique du XXe siècle que des délires arbitraires du Romantisme. Et pour cela, il nous paraît indispensable de commencer par reconnaître que le rapport au texte est, pour l'interprétation de la musique médiévale et renaissante, une donnée fondamentale.

La présente étude va se consacrer à citer, traduire et commenter les textes essentiels qui se situent dans cette tradition injustement ignorée; ce faisant, nous ne prétendons pas à l'exhaustivité; néanmoins, nous pensons que le large choix de sources que nous proposons permettra de dresser un tableau assez complet de la question, suffisant pour une approche constructive des monuments musicaux de ces époques lointaines. Le sujet étant vaste, ce premier article se limitera à exposer les fondements théoriques et les origines historiques de cette doctrine au Moyen Age. D'autres articles, à venir dans les prochains numéros de la Revue Musicale de Suisse Romande, pousseront cet examen jusqu'à la Renaissance et au seuil de l'époque baroque, période où, avec l'apparition de l'opéra notamment, la place de l'expression dans la musique n'est évidemment plus à démontrer.

 

La théorie de l'«éthos des modes»

Les premiers auteurs médiévaux à insister sur l'importance du sens du texte pour la musique, le font dans le contexte de l'ethos des modes -- un concept qu'il nous faut donc expliquer pour commencer. Rappelons rapidement que la musique médiévale ne connaît pas nos gammes majeures et mineures, mais pratique huit modes mélodiques, dits «modes ecclésiastiques». Les voici:

Tableau des modes ecclésiastiques (1-8)

Dès le XIe siècle, plusieurs théoriciens associent à ces différents modes des caractères spécifiques, censés exprimer tantôt l'humeur belliqueuse, la lascivité, la supplication, etc.; on parle dès lors d'«ethos des modes», le mot grec ethos signifiant: la coutume, l'usage, le caractère. Ce principe de l'ethos des modes (connu déjà par plusieurs civilisations du Proche-Orient et du Moyen-Orient) fut en effet formalisé pour la première fois en Occident par les Grecs anciens, notamment par Damon, philosophe du Ve siècle avant notre ère, dont nous n'avons conservé que des fragments. Platon, dans plusieurs de ses dialogues, devait faire écho à ces principes, affirmant de surcroît -- comme Damon -- qu'il n'est pas possible de modifier ces structures musicales sans modifier la société elle-même. Cela étant, il est intéressant d'observer que les théoriciens grecs ne sont pas d'accord entre eux quant aux qualités à attribuer concrètement aux différents modes -- ce qui tend à relativiser la valeur réelle de ce principe théorique. On peut dire qu'il en est de même pour les auteurs médiévaux (assez nombreux) qui reprendront l'idée à leur compte, dès le XIe siècle au plus tard; malgré cela, il ne semble pas que le principe en lui-même ait jamais été contesté.

Dans l'Occident chrétien, la plus ancienne formulation de l'ethos des modes serait celle du fameux Guido d'Arezzo (avant 991-après 1033), qui toutefois ne donne que de brefs exemples, et ne décrit que quatre des huit modes. Ses successeurs immédiats seront plus complets, comme on le voit par exemple dans le passage suivant, extrait du traité anonyme De modorum formulis, datant probablement de la deuxième moitié du XIe siècle...

 

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Revue Musicale de Suisse Romande septembre 2012

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