No. 65/4    décembre 2012

 

L'expression dans la musique ancienne (II)

Par Vincent Arlettaz

Mantegna, retable de San Zeno

Andrea Mantegna (1431-1506) : retable de saint Zénon
(détail), vers 1457-1460. Vérone, Basilique San Zeno.

 

Dans notre numéro de septembre 2012, nous avions publié un premier article consacré à la question de l'expression dans la musique ancienne. Cette livraison initiale nous avait permis notamment de présenter en détail les théories de Johannes Cotto (vers 1100), qui affirme que le compositeur doit avant toute chose considérer le sens du texte, afin de lui donner une traduction musicale parfaitement appropriée; ce qui implique que l'on n'écrira pas la même musique pour un Alleluia ou pour un Requiem. Présentée dans le contexte du plain-chant, cette conception devait dans les siècles suivants connaître une large diffusion. Après Cotto, nous avions examiné le témoignage de deux autres importants traités: d'une part une Summa musicae anonyme, du début du XIIIe siècle; et d'autre part le Tractatus de Musica du moine dominicain Jérôme de Moravie (dernier quart du XIIIe siècle). Le présent article, qui se propose d'examiner la suite de l'évolution, reprend la question au début du XIVe siècle. On y trouvera à nouveau, étroitement associée à la question de l'expression, la doctrine de l'ethos des modes, autrement dit la théorie qui associe à chacun des huit modes ecclésiastiques un caractère propre, apte à exprimer par exemple la joie, la fureur, la lascivité, l'indolence, etc. Cette doctrine de l'ethos, imitée des Grecs anciens, constitue de fait le fondement sur lequel s'est développé le principe de l'expression musicale; ce dernier s'en émancipera progressivement toutefois.

Ces conceptions anciennes sur l'expression semblent capitales particulièrement pour l'interprète moderne, car elles supposent que l'on s'efforce de mettre en valeur les contrastes de l'écriture musicale, et que l'on cherche en priorité à se conformer à l'émotion qui, déjà contenue dans le texte, se retrouve reflétée et développée par le travail du compositeur.

 

Jacques de Liège: ‘Speculum musicae' (début du XIVe siècle)

Nous savons fort peu de chose de cet auteur, si ce n'est qu'il séjourna et étudia probablement à Paris dans sa jeunesse; son nom lui-même, et son association avec Liège, ont dû être déduits du contenu de son traité. Ce dernier, le Speculum musicae, est une très vaste compilation -- sans doute le plus volumineux ouvrage sur la musique avant Rameau, puisqu'il comporte pas moins de 521 chapitres, arrangés en sept livres, occupant huit volumes dans l'édition moderne. Il s'agit de toute évidence d'un travail de haute érudition. Le septième et dernier livre a été écrit dans le contexte polémique qui accompagne l'apparition de l'Ars Nova; on peut en déduire que Jacques a terminé son travail dans les années 1320.

Les cinq premiers livres du Speculum musicae («le miroir de musique») sont consacrés à la musica speculativa, dans la tradition de Boèce; dès le livre VI, on passe à la musique pratique: d'abord le plain-chant puis, au livre VII, la polyphonie. C'est au livre VI, chapitre 74 (donc dans le contexte du plain-chant), que Jacques propose une synthèse sur la question de l'ethos et de l'expression. Nous ne nous y attarderons pas beaucoup, car sa formulation est l'une des moins originales, consistant généralement en une citation plus ou moins exacte d'extraits du texte de Cotto, pris dans un ordre différent, et entremêlés d'autres citations, d'Isidore de Séville et d'Aristote surtout.

La partie originale du travail de Jacques réside surtout dans son introduction, ses transitions, et l'ajout de quelques menus détails à l'intérieur des citations; il donne aussi en illustration de ses propos quelques exemples supplémentaires tirés du plain-chant; voyons un peu tout cela, en commençant par le début du chapitre consacré à ce sujet:

«Comme la musique -- pour ce qui concerne le plain-chant encore une fois -- s'adapte aux différents états et conditions des êtres humains, en fonction de cela, les [mélodies de] plain-chant auront des propriétés diverses. Il faut en effet composer de manière différente les chants destinés à des circonstances heureuses et favorables, ou à des moments tristes et malheureux; à un [groupe de] gens ou à un autre; à des jeunes ou à des vieillards.»

L'auteur poursuit par un extrait d'Isidore de Séville (VIIe siècle), affirmant que, chez les anciens Grecs et Romains, la musique intervenait non seulement dans les cultes sacrés, mais encore dans toutes les solennités, tristes ou joyeuses, y compris dans les mariages, les cérémonies funèbres, les banquets. Puis Jacques cite Johannes Cotto, de manière pratiquement littérale; cela comprend notamment le fait qu'il faut écrire différemment pour les jeunes ou pour les vieux; il reprend la comparaison avec les personnages de théâtre; et aussi, en le modifiant très peu, le passage le plus important pour nous, affirmant que le compositeur peut être blâmé s'il se trompe de caractère dans sa composition:

«Ainsi, si l'on veut composer un chant à la demande de jeunes gens, s'il faut que cela [leur] plaise, qu'il soit juvénile et gai; si [c'est à la demande] de vieillards, qu'il soit engourdi et traduise la sévérité. Car, comme le dit un certain docteur en musique, de la même manière qu'un auteur de comédies est objet de moquerie s'il confie le rôle d'un jeune homme à un vieillard, ou le rôle d'un jouisseur à un avare (c'est ainsi qu'Horace nous présente Plaute et Dossenus [sic]).»
«De la même manière, un compositeur peut être critiqué si, pour un sujet triste, il emploie un mode bondissant, ou pour un [sujet] joyeux (iocundus), un [mode] plaintif. Il faut donc que le musicien fasse en sorte de régler le chant de manière à ce qu'il s'abaisse dans les contextes malheureux, et qu'il s'élève dans les [contextes] heureux.»

Comme Cotto, Jacques de Liège affirme ensuite que ces principes ne sont pas obligatoires, mais en somme fortement recommandés; ici, sa formulation est un peu différente de celle de son modèle...

 

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RMSR décembre 2012

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