No. 76/4   décembre 2023

 

La musique à Genève au XVe siècle (I)

Par Vincent Arlettaz

 

Konrad Witz: La pêche miraculeuse

Fig.1: Konrad Witz (v.1400-1445/46), retable de saint Pierre (1444), la Pêche miraculeuse.
Genève, Musée d'Art & d'Histoire. © dr

 

Dans nos livres d'histoire de la musique, pour toute la période qui précède la Réforme, Genève n'est que très rarement citée. Ainsi, à son article 'Geneva', l'encyclopédie musicologique de référence, l'anglophone 'Grove', mentionne à peine l'existence, dans la cité du bout du lac, d'un chant grégorien 'différant peu de la pratique romaine'. Même les études spécifiques portant sur l'histoire de la musique dans le duché de Savoie ne s'attardent guère sur le cas de la ville du bout du lac, probablement censée être plus indifférente à la cause de la musique que la capitale historique, Chambéry, ou que la cité du futur, Turin. La Genève du XVe siècle fut pourtant une ville fascinante, où les réceptions fastueuses de grands princes, le mécénat de l'église et de l'aristocratie, et même les révoltes populaires, ressemblent en tous points à celles de Lyon, de Bruxelles, voire de Paris.
 

Comme exception, nous citerons néanmoins l'article beaucoup plus informatif de l'encyclopédie allemande Musik in Geschichte und Gegenwart. C'est un chercheur romand, le regretté Raymond Meylan (1924-2022), contributeur de longue date à notre revue, qui y signe l'entrée «Genf», et lève pour nous un coin du voile: en un peu plus d'une page, il évoque les manuscrits liturgiques anciens, souvent dispersés, la présence de Guillaume Dufay (v.1400-1474), d'Antoine Brumel (v.1460-1512/13) et de différentes figures issues des rangs de la chapelle des ducs de Savoie. Etrangement, il ne mentionne pas l'existence du célèbre Chansonnier cordiforme, qui fut pourtant, de manière très probable, copié à Genève, et dont le commanditaire, Jean de Montchenu (1442-1506), fut en tout cas un proche de l'évêque, Jean-Louis de Savoie. Ce sont ces sujets mêmes que nous nous proposons de développer ici: le présent article s'arrêtera à l'époque de Dufay (vers 1460) mais sera suivi, dans notre prochain numéro, par une seconde livraison consacrée notamment au Chansonnier cordiforme et à Brumel.

Quatre pouvoirs politiques, depuis l'an mille, tentent de s'assurer le contrôle de la ville: le comte de Genève d'abord, apparu au IXe siècle, qui sera progressivement dominé par l'évêque, ce dernier bénéficiant dès le XIIe siècle de l'immédiateté impériale (d'où la présence future de l'aigle sur les armoiries de la ville, aux côtés de la clé représentant saint Pierre). Le château comtal, dominant le Bourg-de-Four, est détruit définitivement en 1320; dès le XIIIe siècle, le comte de Genève avait fixé sa résidence à Annecy -- on parlera de plus en plus souvent, à son propos, de «comte de Genevois». Mais un autre comte, celui de Savoie, agrandit pour sa part constamment son domaine, à partir d'un noyau initial situé dans le Chablais (rive sud du lac Léman); il finira par racheter en 1401 le titre de comte de Genève, qu'il prendra l'habitude d'attribuer à l'un de ses fils. Devenu duc en 1416 (par Amédée VIII), le souverain savoyard encercle totalement la ville grâce à ses acquisitions territoriales successives; dès le milieu du XVe siècle, il contrôle également le siège épiscopal, qui sera occupé en 1449-1451 par Amédée VIII, après son abdication pontificale, puis par plusieurs cadets de sa descendance, comme Pierre de Savoie (1451-1458), Jean-Louis de Savoie (1460-1482) ou François de Savoie (1484-1490). C'est pourtant une quatrième force, la municipalité, qui finira par s'imposer: apparu au XIIIe siècle, le mouvement des commerçants et bourgeois se développe considérablement grâce aux foires, qui compteront parmi les plus importantes d'Europe jusqu'à 1462, date où le roi de France Louis XI interdit aux marchands français d'y participer, dans le but de renforcer la situation de Lyon. Dès le XIVe siècle, la municipalité de Genève aura ses représentants, les «syndics», et son «conseil général». Le triomphe du pouvoir civil appartient toutefois au XVIe siècle, avec l'éviction de l'évêque, qui fuit à Annecy en 1533, et le renforcement de l'alliance avec Berne (1526), puis Zurich (1584), qui permet à Genève d'échapper définitivement aux Savoie, et fait basculer la nouvelle République dans le camp de la Réforme.

Plusieurs des pouvoirs ci-dessus cités eurent une importance majeure dans le domaine des arts; ainsi de l'évêque Jean de Brogny (1423-1426), qui fit construire et décorer la chapelle des Macchabées en la cathédrale; ou de son successeur et neveu François de Meez (1426-1444), donateur du Retable de saint Pierre, où il est représenté au verso de la fameuse Pêche miraculeuse. Ainsi également des premiers ducs de Savoie, Amédée VIII et Louis Ier, qui firent beaucoup pour la musique, et que nous allons bientôt retrouver. Avant eux, un très important modèle doit encore être cité: celui de Robert, dernier comte de Genève (1393-1394), plus connu en tant que pape avignonnais, sous le nom de Clément VII (1378-1394); sa chapelle, formée de chanteurs essentiellement flamands, servit de modèle aux plus prestigieux ensembles musicaux de la Renaissance.

 

Konrad Witz: La pêche miraculeuse (détail)

Fig.2: Konrad Witz (v.1400-1445/46), retable de saint Pierre (1444), la Pêche miraculeuse, détail.
Genève, Musée d'Art & d'Histoire. © dr

 

La ville du XVe siècle

Pour la période qui nous intéresse ici (le début de la Renaissance), nous disposons de plusieurs représentations visuelles de la ville de Genève. La plus célèbre est certainement la fameuse Pêche miraculeuse, rare fragment subsistant du Retable de saint Pierre peint en 1444 pour la cathédrale de Genève par Konrad Witz, artiste originaire du sud de l'Allemagne (fig. 1). Démantelée et déplacée à la Réforme, cette oeuvre exceptionnelle est aujourd'hui conservée au Musée d'Art et d'Histoire, dont elle constitue indéniablement l'un des joyaux. L'artiste y a représenté le Christ et ses disciples dans un paysage réel contemporain, à savoir la rade de Genève. Outre les riantes prairies environnantes et les sibyllines montagnes au loin, on distingue ici parfaitement les pilotis sur lesquels sont juchées les maisons en front de lac (fig. 2). Ces données sont confirmées par les recherches archéologiques, qui nous apprennent que la ville vers 1500 s'arrêtait au niveau de l'actuelle rue du Rhône, non comprise...

 

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RMSR décembre 2023

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