Les 'Scènes de Faust' de Robert Schumann Par Vincent Arlettaz Fig. 1: Joseph Kriehuber (1800-1876): portrait de Robert Schumann (1839), lithographie.
Dans l'histoire de la musique, la légende de Faust occupe assurément une place unique: traitée par les plus grands compositeurs romantiques, elle a suscité un nombre inégalé de chefs-d'oeuvre, parmi lesquels, sans doute, se distinguent la Faust-Symphonie de Franz Liszt, la Damnation de Faust de Berlioz et l'opéra de Gounod. Richard Wagner nous a également légué une Faust-Ouvertüre, qui aurait dû être le premier mouvement d'une symphonie complète; Louis Spohr laisse un opéra, qui a désormais refait surface; et Ferruccio Busoni un autre ouvrage lyrique, qui constitue probablement son chef-d'oeuvre. Robert Schumann, lui aussi, avait ressenti une attirance irrésistible pour la tragédie de Goethe; celle-ci lui a inspiré une partition fondamentalement énigmatique, les Scènes de Faust, dont la présence dans les programmes de concerts reste à ce jour fort discrète. Quelles peuvent en être les raisons, et pourquoi une telle rencontre au sommet, entre deux génies incontestés de la culture germanique, n'a-t-elle pas pu obtenir un écho plus important? L'ouvrage de Schumann comporte indéniablement de brillantes qualités; l'apprécier à sa juste valeur demande toutefois un effort particulier. Au contraire de l'ensemble de ses collègues, Schumann a tiré le texte de ses Scènes de Faust directement de l'original de Goethe -- dans lequel il découpe certes des extraits, mais sans en altérer la lettre. Ce cas, dans l'histoire de l'art lyrique, est très rare, et l'on ne pourrait guère en citer qu'une poignée d'équivalents: ainsi, le Pelléas et Mélisande de Debussy recourt au texte original de Maurice Maeterlinck, moins quelques omissions; il en est de même pour les Dialogues des Carmélites de Poulenc, adaptation d'un scénario posthume de Georges Bernanos. Dans le cas du Faust de Goethe, qui comporte plus de 12'000 vers, un tel choix suppose bien sûr une sélection particulièrement drastique. Il n'en reste pas moins que la qualité littéraire du texte représente un des points forts les plus remarquables de l'oeuvre de Schumann, contrastant de la plus frappante des manières avec la situation habituelle de l'opéra: innombrables sont en effet les ouvrages lyriques dont le livret ne suscite aujourd'hui plus qu'indifférence, voire mépris, et qui ne se maintiennent à l'affiche que par la vertu de leur seule musique. Toutefois, si les Scènes de Faust de Schumann ne contiennent que des vers issus directement de la plume de l'illustre poète, la physionomie générale de l'oeuvre est indéniablement tout autre: mis bout à bout, les extraits choisis par le compositeur ne forment en effet nullement un récit, et ne sauraient parler à un auditeur qui n'aurait pas une connaissance détaillée de la trame narrative de Goethe; de nombreux épisodes de la tragédie, bien que fondamentaux, ne sont en effet pas du tout abordés ici. Le fait de conserver les éléments du texte original a donc un prix: l'oeuvre n'est pas explicite; elle exige au contraire de l'auditeur qu'il supplée aux omissions délibérées du compositeur; celles-ci contribuent par ailleurs à mettre en valeur certains aspects particuliers du mythe, dans une perspective qui n'a pas été celle du poète. Pour qui souhaite entrer dans les beautés de l'oeuvre, démêler un tel écheveau d'allusions et de réinterprétations s'avère essentiel.
Aux sources de la légende Plusieurs des principales oeuvres musicales sur Faust -- celles de Liszt, de Berlioz, de Schumann, de Gounod -- se basent, avec des degrés de fidélité divers, sur le poème de Goethe; ce n'est pas le cas en revanche pour les partitions de Spohr, de Busoni ou de Schnittke, qui remontent à des sources plus anciennes, voire inventent de nouvelles versions du mythe, plus ou moins librement inspirées de leurs prédécesseurs. Car s'il a bien évidemment donné ses lettres de noblesse à notre héros, Goethe ne l'a pas pour autant créé: il s'est au contraire greffé sur une légende très ancienne. La source première en est bien connue: il a existé, dans l'Allemagne du tout début du XVIe siècle, un personnage réel répondant au nom de Faust ou Faustus. L'apparition d'un tel patronyme, dans le contexte de l'époque, ne saurait surprendre: faustus est en effet, d'abord et avant tout, un mot latin, signifiant «favorable» (comme dans l'expression «dies faustus»: le jour favorable). Les humanistes de la Renaissance -- en particulier en terres germaniques -- on le sait, traduisaient volontiers leur nom en grec ou en latin, voire usaient de pseudonymes librement inspirés des langues de l'Antiquité. Mais le mot Faust a aussi un sens en allemand: de genre féminin, il signifie «le poing»; une idée de force, impossible à rendre dans notre langue, vient donc se superposer au concept de prospérité suggéré par le vocable latin. Et c'est, en vérité, bien plus du côté du pouvoir (nous le verrons) que se situe le Faust des origines du mythe. Sur l'homme réel -- dont le nom complet est souvent cité sous la forme «Gregor Faustus», mais parfois aussi «Johann Faustus» -- nous savons en somme fort peu de chose. Magicien itinérant et astrologue, il n'est pas sans ressembler globalement à l'illustre Nostradamus (1503-1566), qui vécut dans le sud de la France, et fut plus jeune d'une génération. Le Faust historique, dont la vie reste très nébuleuse, aurait rapidement été rapproché de la figure de Paracelse (1493-1541), son contemporain, médecin suisse né à Einsiedeln et établi un temps à Bâle; ce dernier, chercheur iconoclaste et esprit rebelle, jouissait à l'époque d'une réputation sulfureuse; il n'en incarne pas moins une part essentielle de l'esprit de l'humanisme, notamment par sa soif illimitée de connaissances. Ainsi recalibrée, la figure de Faust pourra apparaître sous bien des aspects comme une sorte de personnage-manifeste, représentant le destin de chercheurs radicaux comme Marsile Ficin, Johannes Kepler, Nicolas Copernic ou, plus tard, Giordano Bruno et Galileo Galilei. On attribuait également au Faust historique des pouvoirs dans le domaine de la nécromancie -- branche de la magie dont l'essence est de ranimer les morts. Par ailleurs, on a pu émettre l'hypothèse (qui n'est guère vérifiable) de son décès au cours d'une de ses expériences. Après sa mort, de nombreuses légendes s'accumulent rapidement sur sa personne, par sédimentation. Plusieurs manuscrits, difficilement datables, relatent les aventures merveilleuses et scandaleuses qu'on lui attribue. Un premier élément chronologiquement mieux défini apparaît en 1587, et sera largement diffusé: un «livre de Faust» («Faustbuch») imprimé cette année-là à Francfort-sur-le-Main, sous le titre exact: «Historia von D.Johann Fausten». Un bref résumé de ce document pourra servir de point de départ à notre enquête sur l'identité de cet être légendaire.
Le «Faustbuch» de 1587 Médecin, le personnage central du Faustbuch est comparé aux anges déchus, tel Lucifer; c'est précisément pour les besoins de sa recherche philosophique et scientifique qu'il s'associe à Méphistophélès, dont il obtient révélations et pouvoirs magiques. Le voici par exemple qui combat à la tête d'armées enchantées, qui rencontre l'Empereur, ou encore ramène à la vie des figures prestigieuses de l'Antiquité -- en particulier Hélène de Sparte, avec laquelle il vit, et dont il a un fils. Pris de remords dans ses ultimes instants, il sera finalement emporté par Méphistophélès; Hélène et son enfant s'évanouissent alors. L'ouvrage, produit d'un écrivain modeste, à tendance moralisante, connut un succès considérable en son temps, et fut réédité à de multiples reprises. Pendant plus de deux cents ans, diverses révisions -- il s'agit de versions tantôt abrégées, tantôt au contraire plus développées -- vont se succéder: l'une en 1599, par un certain Widmer; une autre en 1674, par Pfitzer, à Nuremberg; puis encore en 1725. Le Faustbuch de 1587 fut également très tôt traduit, en français, en hollandais, en anglais ou en tchèque. En Grande-Bretagne, la plus ancienne version imprimée qui ait été retrouvée remonte à 1592; mais apparemment, la légende y circulait déjà en 1588. L'histoire de Faust inspire alors une pièce fameuse à Christopher Marlowe (1564-1593), illustre dramaturge et contemporain de Shakespeare, mort en 1593 à l'âge de 29 ans; son Faust (The Tragical History of Doctor Faustus, ca.1593), qui n'est que de quelques années postérieur au Faustbuch allemand, emprunte beaucoup à son modèle -- notamment le pacte avec Méphistophélès, l'épisode amoureux mettant en scène Hélène, ou encore les combats magiques. Plus encore que sa source, il nous présente Faust comme un être de pure démesure; certes, au contraire de celui du Faustbuch, son héros n'est pas totalement dépourvu de bonnes intentions; les plans généreux qu'il aura pu échafauder ne parviennent toutefois pas au stade de la réalisation, car au moment même où il signe son pacte avec le diable, ses dispositions positives disparaissent, comme par enchantement. Ceci n'enlève rien au fait que c'est volontairement, et en pleine connaissance de cause, qu'il se livre aux puissances maléfiques. La pièce s'ouvre par un monologue où notre héros évoque les diverses sciences qu'il s'est efforcé de s'approprier par son travail; elles ne lui suffisent pas, et il se tourne de son propre chef vers la magie:
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(page mise à jour le 22 octobre 2024)