Réponses aux critiques



Décembre 2002
 
 

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Deuxième partie
Troisième partie
 

Publié en mai 2000 chez Pierre Mardaga, mon livre Musica ficta: une histoire des sensibles du XIIIe au XVIe siècles a suscité au cours des deux dernières années divers commentaires et critiques, allant de l'enthousiasme à l'hostilité la plus manifeste. Certaines de ces critiques représentent un réel progrès en termes de recherche, d'autres au contraire, constituant une déformation de ma pensée, méritent une réaction de ma part. On trouvera ici mes réponses sur tous ces points, en suivant l'ordre chronologique de parution de ces critiques.


Jacques Viret
Revue Musicale de Suisse Romande, mars 2001, p. 56-58.
 

Ce compte rendu attire essentiellement l'attention sur la mise en opposition que j'avais proposée, entre la tendance «sensibilisatrice» («tonale») et la tendance opposée («modale») qui serait apparue dans l'école franco-flamande entre la fin du XVe siècle et le milieu du XVIe siècle. Cette seconde tendance, jusqu'ici «pressentie confusément par quelques rares musicologues», se voit «démontrée de manière apparemment irréfutable» par un «faisceau de faits convergents». Les conclusions générales suggérées dans ma conclusion (p. 496) «souligne[nt] avec finesse la portée esthétique, expressive, de cette dualité», selon Jacques Viret.
   M. Viret passe ensuite à quelques critiques de détail. Il regrette que je ne définisse point ce que j'appelle le «principe d'attractivité», et que je ne me réfère point aux travaux de Jacques Chailley, qui abordent cette question. Puis il développe assez longuement la question des rapports entre la musique vocale et les répertoires instrumentaux, suggérant qu'on examine non seulement les tablatures (notées sous forme de doigtés), mais aussi les partitions pour clavier (qui sont en notation mensuraliste, c'est-à-dire analogues à la musique vocale); la musique instrumentale du début du XVIIe siècle mériterait également d'être incluse: en effet, les altérations semblent pouvoir encore y être implicites (au contraire de la musique vocale contemporaine). D'autres questions, telles que la durée de validité des altérations dans ce contexte, sont également évoquées.

Telles sont en résumé les questions posées par Jacques Viret. J'y répondrai de la manière suivante:
 

1. La définition de l'attractivité

La définition de l'attractivité aurait effectivement pu faire l'objet d'un chapitre introductif. Si je n'ai pas proposé un tel chapitre, c'est parce que je supposais que ce concept était en soi suffisamment connu. C'est du moins le cas semble-t-il dans la tradition musicologique française. On trouve par exemple dans le succinct mais excellent dictionnaire «Connaissance de la musique», publié sous la direction de Marc Honegger (1ère édition: 1976) un article «Attraction» signé par Serge Gut, qui contient en deux colonnes l'essentiel de ce que l'on peut retenir sur le sujet. Il est vrai qu'«attractivité» n'est pas tout à fait le même mot qu'«attraction». Néanmoins, il me semble que l'un peut se déduire de l'autre assez naturellement. De par leur étymologie, «sensible» et «attraction» renvoient à un seul et même concept, qui est à la base un phénomène physique des plus courants. Dans le monde visible, l'attraction se manifeste sous sa forme la plus claire par la gravitation universelle, par la polarisation magnétique, ou encore par la force d'affinité chimique; autant de lois qui prescrivent qu'un élément matériel peut subir un déplacement (ou une modification interne), en vertu d'une force exercée sur lui par un autre élément plus puissant, plus pesant ou plus énergétique. Par métaphore, on tend à utiliser le même concept dans les domaines psychologique, affectif, voire social ou économique. Dans le domaine musical, on constate que certains degrés de la gamme, situés à proximité immédiate des pôles énergétiques essentiels (surtout la tonique ou finale), en subissent l'attraction, et sont déplacés conséquemment dans la direction de ce pôle principal. Il est bien connu que la musique occidentale est loin d'être la seule à connaître ce phénomène, que l'on retrouvera dans les musiques de l'Inde, du Moyen Orient et d'Afrique du Nord, et sans doute dans de nombreuses autres (sans oublier le blues, le jazz, etc.).
   En d'autres termes, si je n'ai pas éprouvé le besoin de définir le concept d'attractivité, c'est que je considérais que le phénomène est en soi suffisamment répandu et connu pour qu'on puisse en faire l'économie. En cela, je lui ai fait partager le sort de nombreux autres concepts, tels que «gamme», «intervalle», voire «tierce», et bien d'autres. On concevra que de tels présupposés sont inévitables si l'on veut avoir le temps de parler de choses véritablement intéressantes et nouvelles.
 

2. Tablatures instrumentales ou partitions pour clavier

Pour ce qui concerne la littérature instrumentale: mon étude intégre les résultats d'analyses d'une trentaine de tablatures. Je n'ai pas prétendu que celles-ci épuisaient la littérature instrumentale de l'époque, qui se compose également de ce que l'on appelle des «partitions pour clavier». Celles-ci toutefois, pour des raisons techniques, peuvent laisser les altérations sous-entendues, ce qui n'est pas le cas des tablatures (qui indiquent des doigtés, et ne peuvent donc pas être ambiguës de ce point de vue). C'est la raison pour laquelle j'ai examiné ces dernières en priorité absolue. Inclure les premières ne serait pas sans intérêt il est vrai, mais il faut faire remarquer que leur statut n'est pas différent de celui des sources vocales (également équivoques quant aux altérations). J'ai tâché d'intégrer (dans la première partie de l'ouvrage) un grand nombre de ces sources vocales; j'aurais sans doute pu y mêler des partitions pour clavier (qui auraient eu leur place ici, et non pas avec les tablatures). Mais on comprendra bien qu'une seule étude, même de grandes dimensions, ne peut tout examiner. Cette phase de la recherche reste à accomplir sans doute (et sur ce point je donne raison à Jacques Viret); mais ce que je crois indispensable, c'est de bien faire la distinction entre les deux types de sources instrumentales: les tablatures ayant très clairement la priorité, et les partitions pour clavier ne représentant qu'une sorte de complément qu'on peut envisager de leur adjoindre, mais dont l'importance n'est résolument pas du même ordre.

 

3. Leonhard Kleber

Jacques Viret attire également l'attention sur une édition de la tablature de Leonhard Kleber (vers 1520-24) meilleure que celle à laquelle j'avais eu recours. Il s'agit de combler ici cette lacune. L'édition de H. J. Moser (Paul Hofhaimer: ein Lied- und Orgelmeister des deutschen Humanismus, Hildesheim, Georg Olms, 2/1966) que j'avais utilisée ne contenait en effet qu'une sélection de pièces, et ne disposait pas d'apparat critique. Celle de K. Berg-Kotterba (Die Orgeltabulatur des Leonhard Kleber, Frankfurt, Henry Litolff, 1987. «Das Erbe Deutscher Musik», Bd. 91-92) est exhaustive au contraire, et pourvue de notes critiques complètes. Elle est donc préférable à tous points de vue.
   Dans mon ouvrage (p. 266-8), j'avais classé Kleber (avec certaines réserves, liées à la qualité relative de l'édition utilisée) parmi les tablatures «classiques», c'est-à-dire celles qui font un usage systématique de l'attractivité, mais ne contiennent pas particulièrement de doubles-sensibles, ni de fausses relations. Ce jugement doit être légèrement révisé au vu de l'édition complète. En effet, Kleber propose une douzaine de fois des cadences modales (ce sont seulement des cadences non conclusives); c'est moins que Buchner ou que Sicher, mais ce n'est pas insignifiant pour autant:
 
 

ex.1: L. Kleber, Ave sanctissima Maria (Das Erbe Deutscher Musik, Bd. 92, p. 119/1/3.)

 
(Voici les références des autres exemples similaires: ibid., vol. 2, p. 5/2/1, 87/2/2, 93/3/1, 98/5/2, 11/3/1, 120/1/2, 131/4/1, 135/2/4, 138/4/4; voir aussi vol. 1, p. 58/5/1, où la sensible est explicitement exclue par un bémol à la voix supérieure (en notation mensuraliste). En revanche, vol. 2 p. 15/4/2, la sensible a sans doute été oubliée par erreur: il s'agit de la voix supérieure d'une cadence de double-sensible).
 
D'autre part, Kleber a recours par 4 fois à des fausses relations simultanées (ex. 2 ci-dessous) qui sont du même type que les discordances frappantes relevées chez Fridolin Sicher (chez qui on en trouvait une vingtaine d'exemples):
 
 

ex.2: L. Kleber, Decem precepta - in sol (Das Erbe Deutscher Musik, Bd. 92, p. 17/4/1.)

(Autres cas similaires: ibid., vol. 2, p. 13/2/1, 14/5/4, 17/4/1, 80/2/4.)


De ce point de vue, Kleber est donc plus prudent que Sicher, mais moins que Buchner (qui ne proposait que 2 cas de ce genre). En résumé, le statut de Kleber est un peu intermédiaire: moins modal que Buchner, il est un peu plus dissonant que lui, mais moins que Sicher. Et sa tablature, bien qu'elle ne corresponde pas entièrement au modèle classique, en est notablement plus proche que celles de Buchner et de Sicher.
 


Luca Ricossa
(site internet personnel)

http://perso.club-internet.fr/lrs/
 

Professeur de grégorien à la Schola Cantorum de Bâle et au Conservatoire de Genève, Luca Ricossa a consacré une page de son site internet personnel à des notes de lecture sur mon ouvrage. Positif dans l'ensemble, ce compte rendu relève notamment l'intérêt de la section sur les septièmes degrés doublés. Selon cet auteur, l'argumentation en faveur d'une tendance modale radicale «entre 1480 et 1530 environ» [1550 serait plus exact] est «presque convaincant[e], et fait en tout cas vaciller nos certitudes, bien que de nombreux exemples et affirmations mériteraient d'être relativisés.»
 

1. Le «Codex Faenza»

Luca Ricossa critique notamment le fait que je n'aie pas pris en considération une source instrumentale italienne du début du XVe siècle, le Codex Faenza, et que je retarde en conséquence «d'un bon siècle l'apparition de tablatures d'orgue italiennes». J'ai déjà répondu plus haut à cette critique: on ne peut pas appeler à proprement parler «tablatures» ces «partitions pour clavier» qui, aussi bien que la musique vocale, peuvent d'un point de vue technique laisser les altérations sous-entendues. Je renvoie ici à ce que je dis à la page 241 de l'ouvrage (où le Codex Faenza n'est pas cité nomément, mais implicitement compris dans mon propos), ainsi qu'à ma réponse à Jacques Viret, ci-dessus (point 2, «tablatures instrumentales ou partitions pour clavier»).
 

2. Les altérations d'attractivité dans le plain-chant

Luca Ricossa me reproche également de ne pas attirer suffisamment l'attention sur la question de l'introduction d'altérations d'attractivité dans le plain-chant. Selon lui en effet, cette question est cruciale, car certains pourraient argumenter que «si on altère dans le plain-chant, on altérera a fortiori dans la poylphonie.»
   Si cette question du plain-chant n'apparaît effectivement pas dans la table des matières, et si l'index ne comporte pas d'entrée particulière à ce sujet, ce n'est pas pour autant qu'on ne trouve pas d'informations sur cette question dans mon ouvrage. On peut les identifier grâce aux tableaux synoptiques par siècles résumant l'apport des différents théoriciens (voir pages 108, 118, 152, 174, 200, 212, 226). On y verra que des enseignements utiles sur cette question peuvent être trouvés chez Pseudo-Garlande (p. 113), Jacques de Liège (p. 119), Pseudo-Tunstede (p. 142), Gaffurius (p. 159), Lusitano (p. 194), Martinez de Bizcargui (p. 203), Cochlaeus (p. 215).
   Ainsi, Pseudo-Tunstede (XIVe s.), Gaffurius (fin XVe s.), Martinez de Bizcargui (début XVIe s.) et Cochlaeus (début XVIe s.) traitent la question des altérations d'attractivité dans un contexte où c'est le plain-chant qui semble seul concerné, et où en tout cas des exemples de polyphonie ne sont pas cités. Pseudo-Garlande (fin XIIIe s.) est même plus explicite, lorsqu'il affirme que les règles d'attractivité qu'il donne s'appliquent principalement au plain-chant, et peuvent être limitées dans la polyphonie, «à cause du respect de la consonance» -- un point qu'il ne développe malheureusement pas (à ce titre, on voit bien qu'il est exclu d'accepter l'argumentation de Luca Ricossa ci-dessus: il est évident que le fait que l'attractivité puisse s'appliquer au plain-chant ne saurait nullement entraîner de manière automatique son application à la polyphonie). En revanche, Jacques de Liège (début XIVe s.) n'admet la musica ficta que dans le contexte de la polyphonie. Quant aux remarques de Lusitano (1558), elles sont moins claires, mais elles semblent suggérer que l'on n'altère pas du tout le plain-chant (il ne dit pas clairement s'il envisage ce dernier en lui-même, ou sous forme de chant donné intégré à la polyphonie).

Comme on le voit, la présence d'altérations d'attractivité dans le plain-chant est largement attestée, et peut même avoir été à certaines époques plus importante que pour la polyphonie (Pseudo-Garlande, fin XIIIe s.; Gaffurius, fin XVe s.); mais la tendance semble avoir été inversée au milieu du XVIe s., du moins selon le témoignage de Lusitano).
 

3. Mystérieuse contradiction

Luca Ricossa relève encore ce qui lui apparaît comme une contradiction: après avoir cité des extraits de théoriciens montrant que l'attractivité s'applique principalement au plain-chant, je me contredirais en affirmant que l'absence de sensible confère à la polyphonie «un air de grandeur qui l'apparente... au plain-chant justement». J'avoue avoir cherché ces passages, sans les trouver, et aurais apprécié que Luca Ricossa en cite la page précise. Même si de tels passages existaient, il faudrait sans doute comprendre que je fais référence au plain-chant tel que notre propre tradition nous l'a fait connaître. La contradiction (si contradiction il y a) porterait sur les termes, et non sur le fond des choses.
 

4. Jean d'Afflighem

Une dernière critique de Luca Ricossa me semble sans réponse. Je cite sa phrase: «[il] interprète Jean d'Afflighem de travers: ses altérations ne sont pas dues à la transposition des modes: ce sont les pièces qui doivent être tranposées pour pouvoir écrire les altérations comme si c'était de la musica recta!» Je ne trouve rien à dire à cette phrase, dont je ne comprends pas le sens.
 


Edith Weber
Ostinato Rigore, revue internationale d'études musicales
N° 16, 2001 (Numéro spécial J.S. Bach), p. 377-79.
 

[Ce compte rendu n'opposant pour ainsi dire aucune critique, il n'est pas de nature à susciter de réponse.]
 

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© Vincent Arlettaz
- page mise à jour le 28 décembre 2002 -

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